
Lundi soir 11
février, lors de l’émission Mots Croisés de France 2 consacrée à ce scandale
(éclipsé depuis par la démission du Pape), le journaliste Yves Calvi a ainsi été
très affirmatif : « vous êtes en train de nous dire que les normes
européennes font que petit à petit les carrioles roumaines ne peuvent plus être
utilisées sur les routes roumaines et les Roumains, qui ne mangent pas de
cheval, se retrouvent avec un stock de viande de cheval » lance-t-il à
Perico Légasse, rédacteur en chef de Marianne (16ème minute de
l’émission). Pourtant, ce dernier n’a pas mentionné l’Europe dans ses propos,
mais seulement une interdiction roumaine d’utiliser des carrioles sur les routes
locales. Il approuve néanmoins : après tout, l’Europe responsable, hein,
c’est probable. Et personne, parmi les invités, dont le ministre Benoît Hamon,
ancien député européen, ne le dément. Donc, si on suit Yves Calvi, il y aurait
une directive ou un règlement européen (proposé par la Commission et voté par
les États membres et le Parlement européen) qui aurait spécifiquement interdit
les carrioles en Roumanie.
Le
matin même, le journaliste Daniel Schneidermann, sur son site Arrêt sur images,
a publié une chronique moqueuse : « Et au milieu roulait une
charrette ». Il y écrit : « Finies
les charrettes. Interdites, Europe exige, sur les routes nationales roumaines.
Il faut que puissent foncer les bolides, d’un bout à l’autre du pays, et de
l’Europe, sans risquer de percuter un cheval, que n’aurait pas assez protégé
son joli pompon rouge. On serait curieux de savoir si c’est bien l’Union
Européenne, vraiment, qui est venue à bout des charrettes roumaines. Et quels
eurocrates ont imaginé la directive. Et comment elle était rédigée. Et pourquoi
les Roumains y ont consenti ? » Certes, le papier est interrogatif, mais
aucune vérification ne suit, ce qui a suscité mon ire sur Twitter. Car c’est sans doute là qu’Yves Calvi a puisé son «information».
L’article d’Arrêt sur images renvoie simplement
à un billet d’un blog spécialisé paru en 2008 qui annonce le vote d’une loi roumaine
interdisant la circulation de véhicules hippomobiles sur les routes nationales,
et ce, pour des raisons de sécurité routière (l’article explique qu’il s’agit
en fait de nuire aux Roms, un point sur lequel je ne me prononcerais pas). Le
communiqué auquel renvoie le blog cite bien, à un moment, l’Europe :
« entre les
nouvelles lois qui rendent difficile la sauvegarde d’aspects cruciaux de la vie
traditionnelle des Roumains et les interprétations (strictes à l’excès, voire
ridicules) des lois européennes, ce gouvernement semble se voir une vocation
dans la destruction des riches traditions de son pays ». Damned, il y aurait
donc bien quelque part une norme européenne impliquée dans cette ténébreuse
affaire !

Je joins aussitôt mon « coauteur » :
« cette loi roumaine de 2008 explique l’afflux de viande de cheval sur le
marché local, c’est pourquoi je l’ai cité. Mais je n’ai jamais dit qu’il
s’agissait d’une transposition d’une loi européenne ». me dit-il. De fait, je n’ai
pas retrouvé sur le net mention d’un tel lien. Bref, tout semble indiquer qu’on
assiste en direct à la naissance d’une rumeur.
Les spécialistes des questions européennes ont tout de suite
compris que quelque chose clochait : a priori, l’Union n’a aucune compétence en
matière de code de la route et plus généralement en matière de droit pénal.
Elle peut tout au plus proposer des mesures de coordination, mais en général
l’échec est au bout du chemin au nom du principe de subsidiarité (cela a été le
cas pour l’harmonisation des vitesses sur les autoroutes). De plus, un texte
européen imposant une norme à un seul pays, en l’occurrence la Roumanie, c’est
tout simplement impossible : une norme juridique européenne s’impose à
toutes les situations identiques ou à personne. Enfin, un minimum de raison
aurait dû alerter les journalistes : mon Dieu, pourquoi s’intéresser aux
seules carrioles roumaines ?
Quand même, n’y aurait-il pas quelque part un texte qui, en
imposant des normes aux véhicules agricoles (un feu rouge à l’arrière, un
rétroviseur, que sais-je encore, aurait pu conduire les autorités roumaines à
édicter une telle interdiction ? J’ai voulu en avoir le cœur net et ai posé
la question à la Commission. Bonne fille, et un rien inquiète de voir se
développer ainsi une nouvelle rumeur, elle a mobilisé ses services (directions
générales agriculture et marché intérieur) pour vos beaux yeux pour être certaine que quelque chose n’avait pas cloché quelque part.
Et comme je m’y attendais, après enquête, rien. Enfin
si : le seul texte qui pourrait avoir un rapport avec la loi Roumaine de
2008 sont des « lignes directrices sur la sécurité routière, non
obligatoires, non juridiques, qui indiquent des vitesses minimales et maximales
sur les routes nationales et autoroutes pour limiter les accidents », m’a
expliqué Olivier Bailly, l’un des porte-paroles de la Commission. « Dès lors, il est
possible – sans certitude des services – que certains véhicules aient été ainsi
retirés de certaines routes. Mais nous n’avons rien imposé et n’avons jamais
visé les carrioles ni demandé qu’on mange ces pauvres bêtes. Il s’agit là d’une
simple supposition sur ce qui a pu se passer, car ce qui est sûr, c’est qu’il
n’y a rien dans les textes de l’Union qui vise les carrioles ».
Bref, une belle rumeur qu’une certaine
paresse journalistique était en train de transformer en fait. C’est toute la
beauté de l’Europe : on peut tout lui imputer, personne ne sera là pour la
défendre.
N.B.: Je n’ai pas cherché si la fameuse loi roumaine existait ou non, ce n’était pas directement mon propos, et quel était son libellé exact. Selon le corespondant de Libération à Bucarest, Luca Niculescu, qui m’a envoyé un mot ce matin, cette loi n’existe tout simplement pas: «s’il y a un peu moins de carrioles en Roumanie, c’est à cause de la modernisation du pays, pas en raison d’une loi». D’ailleurs, «il y a encore plein de carrioles en Roumanie».
Continons à creuser.
(1) Marguerite Duras, à propos de
l’affaire Grégory