
On n’en finirait plus de recenser tous les dérapages des
politiques ou des manifestants qui, depuis 2010, assimilent l’Allemagne à un
« IVème Reich » et comparent Angela Merkel à un Adolf Hitler en jupon
poussant, à coup de schlagues, les peuples européens au désespoir économique.
En France même, où toute référence au passé impérialiste et fasciste de
l’Allemagne est totalement tabou, surtout dans la classe politique, on assiste
de plus en plus à des sorties de route plus ou moins contrôlées, notamment au
sein de la gauche souverainiste, de Jean-Luc Mélenchon, le leader du Front de
Gauche, qui voit dans la façon dont Merkel veut régler la crise chypriote un véritable
« acte de guerre », à Arnaud Montebourg qui a osé la comparaison avec
la politique impériale de Bismarck…
En Allemagne même, la façon dont la chancelière conservatrice
a imposé ses solutions est fortement critiquée, même si cela ne se traduit pas
par un affaiblissement de sa popularité, bien au contraire. Ainsi, en avril
2010, le philosophe Ulrich Beck a estimé que Merkel « à l’instar
du président américain George W. Bush, qui utilisa la logique du risque pour
dicter au reste du monde son unilatéralisme par une déclaration de guerre au
terrorisme, (…) a utilisé le risque financier en Europe pour imposer au reste
de l’UE la politique allemande de stabilité ». L’écologiste Joschka
Fischer, ancien ministre des Affaires étrangères (98-05), a, lui aussi, tiré la
sonnette d’alarme en juin 2012 : « nous, Allemands, comprenons-nous notre responsabilité
paneuropéenne ? Cela ne semble vraiment pas être le cas. En fait,
l’Allemagne a rarement été aussi isolée qu’aujourd’hui. Quasiment personne ne
comprend notre politique d’austérité dogmatique, qui va à l’encontre des
expériences passées, et nous sommes considérés comme faisant fausse route ou
comme étant franchement à contre-courant ».
Le problème de Berlin est qu’elle n’a pas su gérer sa
nouvelle puissance. La crise de la zone euro étant avant tout une crise de
confiance, elle s’est, contre son gré, retrouvé à l’avant-scène, seule sa signature
ayant, aux yeux des marchés, de la valeur. Car, derrière l’euro, les
investisseurs n’ont jamais cessé de chercher le mark… Aucun autre pays, et
surtout pas la France, qui a un long passé d’instabilité monétaire et des
comptes publics dégradés, ne pouvait prétendre à un tel leadership, pas plus
que la Commission, à la fois dénuée de moyens financiers et de crédibilité
politique, surtout depuis la présidence de José Manuel Durao Barroso que Merkel
déteste. Si le couple « Merkozy », aujourd’hui défunt, a pu
sauvegarder l’apparence d’une gestion commune de la crise, le refus de François
Hollande de coller à la politique de la chancelière a fait apparaître les
instances européennes pour ce qu’elles sont : un simple cache-sexe des
volontés allemandes. Pour tous les citoyens européens, « Bruxelles »,
aujourd’hui, c’est l’Allemagne.

Joschka
Fischer craint aujourd’hui le pire : « l’Allemagne s’est détruite
elle-même – et l’équilibre européen – deux fois au cours du XXe siècle,
mais a su ensuite convaincre l’Occident qu’elle avait tiré les leçons de ses
erreurs passées. Ce n’est que de cette manière – reflétée de la façon la plus
vive par son adhésion au projet européen – que l’Allemagne a obtenu un
consentement à sa réunification. Il serait à la fois tragique et ironique
qu’une Allemagne unifiée provoque la ruine, par des moyens pacifiques et les
meilleures intentions du monde, de l’ordre européen pour la troisième fois ».
N.B.: version longue de mon article paru ce matin dans Libération
Photo: Reuters