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Blog «Les 400 culs»

Pourquoi on ne mange pas de renard

Il y a des tabous alimentaires qui ressemblent à des tabous sexuels. En Europe, on ne doit pas manger de renard, ni de loup, parce que leur viande est réputée nocive : elle «rend sauvage», dit-on. La viande de cerf et de sanglier fait également l’objet d’étranges rituels. A ces animaux hyper-sexuels on attribue le pouvoir d’intoxiquer ceux qui les chassent. Au 1er siècle après JC, Varron, encyclopédiste latin, s’étonne: «Pourquoi poursuivre un animal pendant des heures, dans le froid, à trav
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publié le 25 mars 2013 à 12h14
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

Il y a des tabous alimentaires qui ressemblent à des tabous sexuels. En Europe, on ne doit pas manger de renard, ni de loup, parce que leur viande est réputée nocive : elle «rend sauvage», dit-on. La viande de cerf et de sanglier fait également l’objet d’étranges rituels. A ces animaux hyper-sexuels on attribue le pouvoir d’intoxiquer ceux qui les chassent.

Au 1er siècle après JC, Varron, encyclopédiste latin, s’étonne: «

Pourquoi poursuivre un animal pendant des heures, dans le froid, à travers les ronces, alors qu’il est si simple de pratiquer l’élevage ?

». Réponse simple, affirme Bertrand Hell,

(les règles de la chasse) : les humains ont besoin de garder une part de sauvagerie dans leur univers, afin de s’y ressourcer. En Europe, ils auraient pu domestiquer les renards, les loups, les cerfs ou les ours afin de les manger. Mais ils ne l’ont pas fait. Ils ont établi que certains animaux n’étaient pas mangeables, ou alors sous certaines conditions, afin de pouvoir chasser ces animaux et, en répandant leur sang, s’approprier symboliquement leur puissance sexuelle. Le plus viril de ces animaux porte d’ailleurs des bois que les chasseurs mesurent avec une envie suspecte… Ce n’est pas pour sa viande que le cerf est tué. C’est pour sa fièvre contagieuse.

En septembre, lorsque les cerfs en rut se mettent à bramer, les chasseurs affirment que cet appel est irrésistible. «D'un bout à l'autre du massif alsacien, le monde cynégétique entre en émoi. Invités à préciser la nature de leur agitation, les chasseurs font état de fourmillements, d'une soudaine impression d'étouffer ou de l'émergence d'une pulsion irrépressible. Un même besoin les submerge : répondre à l'invite du brame, sortir, chasser…». Ce trouble saisonnier qui s'empare des hommes, très proche d'une «saison des chaleurs», porte le nom de Jagd-fieber, «la fièvre de la chasse». Qu'ils soient bûcherons ou cadres supérieurs, les chasseurs l'expliquent tous de la même manière : «C'est dans le sang!» et, perdant le sens de toute mesure, ils se mettent à la poursuite d'un animal, laissant seuls femmes et enfants, afin de se livrer aux seules joies d'une traque meurtrière. Les épouses qui se plaignent d'être ainsi délaissées se désignent comme «veuves», et parfois certaines le deviennent : la fièvre qui s'empare de leur époux, en tous points identique à la fureur sexuelle du cerf, les rend «fous» au point qu'ils se mettent à bramer eux-mêmes, se recouvrent de sperme de cerf (soi-disant pour masquer leur odeur humaine)  et grattent le sol en imitant un mâle rival, dans le seul but de provoquer l'animal qui jaillira d'un massif, «précédé par son odeur âcre et grisante», chargé à bloc de colère et de testostérone… Alors, l'homme et la bête se regarderont. Face à face. Séparés par leurs armes respectives.

Quand l'un des deux sera mort, l'autre sonnera du cor, une plainte funèbre et mélancolique, après avoir inséré une branche verte dans la bouche du cerf… Son dernier repas. «Elément flagrant, le rituel ne concerne que les gibiers mâles et porteurs de corne, explique Bertrand Hell. Les femelles ne font l'objet d'aucune révérence similaire, bien au contraire. La mise à mort des biches n'est pas considérée comme une véritable chasse.» On leur réserve le plus souvent cette méthode un peu vulgaire qui s'appelle la battue et qui est le contraire d'un duel : une curée… «Le face à face avec l'animal est une affaire de mâles», ce qui vaut pour la proie autant que pour le chasseur, insiste Bertrand Hell qui souligne la très faible proportion de femmes chasseuses en Europe : leur nombre atteint au maximum 20% pour les battues au petit gibier (faisan, lièvre, perdrix), mais tombe en dessous de 5% pour la chasse en forêt.

L’odeur de la femme, incompatible avec la chasse

La femme fait fuir le gibier, dit-on. Son haleine est incompatible avec les senteurs brutes…  Au début du 19e siècle, le chasseur allemand ayant eu le malheur de croiser une femme sur son chemin est assuré de rentrer bredouille. Il lui faut «se purifier» devant un feu de cheminée. «Aujourd'hui encore, de nombreux chasseurs tiennent absolument à laver et repasser eux-même leur tenue de forêt». Il faut préserver les affaires d'hommes de toute mauvaise influence… Interdiction est faite aux femmes de toucher les armes. Interdiction de s'occuper des chiens. Interdiction même de cuire les abats. «En Autriche, comme en Corse, ou dans le Sud Ouest, les chasseurs refusent de livrer cette venaison au feu des cuisinières.» Raison invoquée : cette viande possède un trop fort potentiel de contamination. Elle ne convient pas aux natures faibles. Le foie, le coeur et les rognons des animaux sauvages doivent être grillés par les chasseurs eux-mêmes, parce que ce sont les parties les plus proches des entrailles, assimilées par la coutume populaire à des masses de pulsions incontrôlables… Vers 1290, Albert 1er de Habsbourg résume : «La chasse revient de droit à l'homme et la danse à la femme».

Six siècles plus tard, pourquoi la chasse est-elle restée l'apanage des hommes ?, demande Bertrand Hell. «A cause du sang.» Lorsque l'humain affronte l'animal en duel, durant cette période d'embrasement viril qui fait rougir jusqu'aux feuilles des arbres, le vainqueur symboliquement est celui qui a la plus grosse, c'est-à-dire la plus chargée de sang… Ayant vaincu, sa puissance s'accroît encore d'un surplus de fluide vital. Les chasseurs ont longtemps eu l'habitude de boire à même la plaie de leur proie. Jusqu'à la fin du 18e siècle, certains portent (du côté de Berne, en Suisse), un «gobelet à sang», réservé uniquement à cette forme de vampirisme… Ce gobelet a disparu, mais pas l'obligation faite au chasseur de tremper ses bras jusqu'aux coudes dans l'hémoglobine: il faut vider l'animal mis à mort, c'est à dire l'égorger, l'éventrer, l'eviscérer… «Dans le sang de la bête tu rougiras tes mains. (…) Se dérober à cette relation tangible, sensitive, est impensable.» Et c'est d'ailleurs à ce moment-là, précis, que les chasseurs font leurs preuves: s'ils ont «les couilles» de plonger à mains nues dans les entrailles chaudes de l'animal, ce sont des «vrais». Ceux qui versent le sang pour la première fois, sanctifiant l'acquisition de leur statut d'homme, sont d'ailleurs honorés par leurs pairs de chaleureuses claques dans le dos: «Tu es bon à marier»(1).

Détail significatif : après avoir dépecé l'animal, dont il prélève au passage soigneusement les organes génitaux, le chasseur porte son attention sur la ramure du cerf ou sur les défenses du sanglier. De ces trophées (mesurés pour la ramure en terme de taille et pour les défenses en termes de «pénétration»), il se fera une gloire comme si la puissance sexuelle des animaux était devenue la sienne. Certains chasseurs mettront le trophée dans un salon particulier. D'autres le prendront en photo pour le garder dans leur portefeuille et le montrer à l'occasion… Bertrand Hell note que «montrer ses cerfs à un hôte revient à lui témoigner une grande estime. Ce faisant, le chasseur ne dévoile-t-il pas une part essentielle de son intimité ?».

Viande dangeureuse

On peut trouver tout cela commun, voire barbare. Mais le lien entre la chasse, la guerre et la virilité est inscrit si profondément dans notre culture qu'on ne se pose même plus la question de savoir s'il est réellement nécessaire de vider un animal sauvage de son sang pour le rendre propre à la consommation. Non. Pas plus qu'il n'est nécessaire de le tremper dans l'eau glacée et de lui faire subir par marinades et lente cuisson une forme d'apprivoisement symbolique… Toutes ces précautions relèvent de la croyance (2).  «Pour le médecin de campagne, le gibier donne une viande chargée de toxines, lourde et plutôt nocive» se moque Bertrand Hell, qui dénonce la doxa populaire: non, cette viande n'est pas plus dangereuse que la viande de cochon élevé en batterie. Elle est pourtant considérée si nocive que, jusqu'au 19e siècle, on en interdit la consommation aux femmes sous prétexte qu'elles ne sont «pas aptes à supporter la force résidant dans cette chair sauvage»… Même les hommes doivent prendre garde. D'innombrables légendes le répètent encore de nos jours à travers les vallées : tel traqueur aurait été pris de vertiges suite à l'ingestion des abats d'un vieux sanglier… Tel autre a été empoisonné par sa venaison… Un braconneur aurait eu «le feu au cul» (des hémorroïdes) après avoir mangé ses pâtés maison…

De la même manière, il est hors de question de manger tous ces animaux que les chasseurs nomment «les puants» - belette, blaireau, putois, renard - et qui ont été sciemment écarté par notre civilisation de la catégorie des animaux d'élevage… Au nom de quoi ? Au nom du sang, toujours. Ces animaux-là possèdent en commun d'avoir un système digestif qui leur permet de digérer le sang cru. Horreur. «Un corps nourri au sang cru, voilà assurément une propriété organique fort suspecte au regard d'un système de pensée qui attache une force d'ensauvagement aux venaisons», ironise Bertrand Hell, qui dénonce l'aspect irrationnel de nos croyances culinaires.

Maudit sang cru

Pour les chasseurs, la viande des animaux qui se nourrissent de sang cru, voire pire (de cadavre), peut provoquer des vomissements, des crises de rage ou d’apoplexie, parfois même la folie. Ils affirment que chez les herbivores, le sang est édulcoré par un lent processus d’assimilation… alors que les carnassiers, surtout les nécrophages, ont une chair putride et noire, chargée de miasmes délétères. Ceux ou celles qui mangent du renard finiront par sentir la bête, disent les chasseurs qui parlent à mots couverts de ces hommes que l’appel de la forêt a fini par rendre aussi dangereux que des bêtes fauves. Ils ont trop mangé de gibier. Ils ont trop chassé en solitaire. Ils ont fini par acquérir, au contact des bêtes, une extraordinaire capacité de voir la nuit et de parler le langage des arbres. Il y a, partout à travers l’Europe, des récits de braconniers qui, lentement happés par la nature, ont fini par devenir des créatures errantes, hirsutes, trapues, basanées, râblées, détectables à leur odeur âcre et à leur forte pilosité… De loin, on dirait des grands singes.

Faut-il s’en étonner ? Ces inhumains ont le sang d’une noirceur d’encre et des érections monstrueuses. Parfois, ils kidnappent les femmes et les violent. Parfois, de belles jeunes filles du village vont les rejoindre dans la forêt, subjuguées par ces bêtes de sexe. Nos contes pour enfant sont remplis de ces hommes-loups qui capturent les chaperons rouges et d’hommes-ours, transformés en berserk, dotés d’une force surhumaine. Ils sont tapis dans nos rêves. Même si nous mangeons végétarien et que nous détestons la corrida, les hommes sauvages sont là, dans nos fantasmes collectifs.

Bertrand Hell, LE SANG NOIR. Chasse et mythe du sauvage en Europe, Flammarion, 381 pp. 140 F.

Note 1/ Dans la région alpine de Valchiavenna, au terme de la traque organisée par les villageois, le jeune chasseur reçoit en partage le cœur du cerf. A lui de l'offrir comme demande en mariage.
Note 2/ La plaie provoquée par la balle est suffisante. Sur le plan sanitaire, il est seulement nécessaire de cuire la viande, afin d'éliminer tout virus, jusqu'à ce que la température de cuisson atteigne 77 °C (171 °F).

Illustration : Melissa Steckbauer.
Photo libe.fr cc BY DavidHBolton via flickr