
Assez plaisanté. Ce documentaire est juste une arnaque
journalistique. Il est particulièrement pervers, car il aborde quelques vrais
sujets, notamment celui d’une démocratie européenne inexistante ou d’une droite
européenne dominante qui impose brutalement ses vues justement grâce à cette
absence de démocratie. Mais il se trompe lourdement sur les raisons de cette
dérive mortelle pour la construction communautaire faute d’un minimum de
travail journalistique. Les auteurs de ce documentaire, qui ont déjà cosigné
plusieurs livres, dont l’inénarrable « Circus politicus », démontrant
que l’Europe est le résultat d’un complot international de la CIA, de la Trilarérale
et de Davos réunis, accumulent une série d’erreurs factuelles qui ont le mérite
de montrer l’absence de sérieux du travail jusque dans les détails : les
commissaires ne sont pas nommés pour quatre ans, mais pour cinq ans, Karel De
Gucht n’est pas Néerlandais, mais Belge, Viviane Reding n’est pour rien dans la
réforme de la procédure de garde à vue française (c’est la Cour européenne des
droits de l’homme sise à Strasbourg qui en est responsable, arrêt du 14 octobre
2010), ce n’est pas au milieu des années 70 que « le vieux continent a décidé
de s’unir pour devenir la première puissance économique mondiale », la
Commission ne décide rien en matière de retraite ou de chômage, etc.
Plus
grave, les auteurs caviardent les faits en laissant croire qu’ils ont filmé une
réunion entre Bruno Le Roux, le patron du groupe socialiste de l’Assemblée
nationale, et Joaquin Almunia, le commissaire à la concurrence, au cours de
laquelle ce dernier aurait « rabroué » le pauvre Le Roux qui
« repartira bredouille » de Bruxelles. En réalité, nos reporters de
guerre ont filmé un débat organisé par le think tank du PSE au cours duquel une
joute verbale sur la politique industrielle a opposé les deux hommes…
Ces approximations et malhonnêtetés journalistiques sont
graves, mais il y a pire : le fond du propos. Il s’agit, pour nos auteurs,
de démontrer que la France est soumise à un pouvoir apatride et technocratique
sur lequel elle n’a aucune prise. Le problème est qu’ils ne savent manifestement
pas (hypothèse la plus sympathique) comment fonctionne l’Union et qui exerce le
véritable pouvoir. On voit bien dans le documentaire qu’ils hésitent sans cesse
entre le Conseil des chefs d’État et de gouvernement et la Commission
européenne, comme si en cours de chemin la réalité avait réussi à ébrécher
leurs a priori idéologiques.
Donnons-leur la réponse : c’est le premier, le second
s’étant transformé au fil des ans, et notamment depuis la crise de la zone
euro, en simple secrétariat du Conseil. Le Conseil a été créé à la demande de
la France (deux essais en 1961, puis quelques réunions entre 1969 et 1973, puis
périodicité régulière à partir de 1974) qui voulait reprendre le contrôle de
l’Union : elle s’est toujours méfiée de tout ce qui s’apparente à une
fédéralisation et lui a préféré un intergouvernementalisme de bon aloi. Cette
enceinte, au fil des ans, s’est mise à décider de tout, jusque dans les
moindres détails. Même si elle est censée statuer à l’unanimité, c’est en
réalité un véritable suffrage censitaire qui le régit : l’Allemagne et la
France y ont un poids énorme et rares sont ceux (en dehors de la
Grande-Bretagne sur quelques dossiers) qui osent s’opposer à ce condominium.
Ce qui change tout évidemment : le pouvoir, ce ne sont
pas les technocrates de la Commission, c’est le Conseil européen, c’est-à-dire
les États, c’est-à-dire les gouvernements. Ce n’est pas plus rassurant, bien au
contraire. D’ailleurs, le commentaire touche juste en dénonçant ce « lieu
de pouvoir opaque » qui décide à huis clos et « échappe au contrôle
des citoyens ». Mais le film n’ira pas plus loin, alors que le cœur du
sujet est là, celui d’une « autocratie postdémocratique », comme le
dénonce le philosophe allemand Jürgen Habermas.
Le problème, pour nos auteurs, est que cela ne cadre vraiment
pas avec leur volonté de dénoncer le pouvoir absolu de technocrates non élus
(« les lois de Bruxelles sont implacables ») alors qu’ils ne sont que
les cache-sexes des États (comme le dit d’ailleurs à un moment le
« Néerlandais » Karel De Gucht, sans que le commentaire n’en tire la
moindre conclusion). Les auteurs n’ont de cesse de dénoncer cette autorité
« apatride » qui nous impose son bon plaisir : « dans le
meilleur des mondes de Bruxelles, les technocrates loin du terrain et des
réalités sociales décident sur un ordinateur comment doit évoluer notre régime
de retraite ou le système d’allocation des chômeurs » (ce qui est tout à
fait faux, au passage). Le Conseil des ministres, autorité à la fois exécutive
et législative, ne serait qu’une enceinte apeurée par les tout puissants
commissaires : « les 27 ministres font faire face au commissaire européen »,
annonce ainsi le commentaire. Les fonctionnaires français de la Commission sont,
quant à eux, présentés comme des traitres et des collaborateurs : le
commentaire souligne ainsi que l’un « obéit maintenant aux autorités
européennes », alors que l’autre est « sorti de nos grandes
écoles », si vous voyez ce que « nous » voulons dire… Quand
Viviane Reding, la vice-présidente de la Commission, explique aux députés
français, que les « États n’agissent pas assez en commun », le
commentaire en conclut que « les nations doivent obéir à Bruxelles ».
Un raccourci saisissant.
Si les auteurs sont bien obligés de reconnaître l’importance
du Conseil européen (sans que l’on comprenne très bien quel est son rôle),
ils n’ont de cesse de montrer que le Président français y joue un rôle mineur
afin de ne pas déforcer leur thèse de départ. Il est ainsi délicieux de les entendre
s’interroger sur la capacité française à encore « imposer ses vues » lors
de ces sommets. Outre que l’Union n’est pas un empire français, il tout
simplement ridicule de passer sous silence le poids particulier de l’Hexagone
et de réduire Hollande a un simple quémandeur. De même, la Représentation
permanente (RP), l’ambassade de chaque État membre auprès de l’UE, ne serait
qu’un simple lobby (elle « défend les intérêts de la France »), alors
qu’il s’agit d’une instance clef de l’Union : 80 % des décisions européennes
sont prises par le COREPER (le comité des représentants permanents) et ne montent même pas au Conseil des ministres. Le téléspectateur ignorera aussi que ce
dernier et le COREPER doivent approuver toutes les propositions de la
Commission (sa seule compétence exclusive est la politique de concurrence). Quant
au rôle du Parlement européen, colégislateur, il est tout simplement passé sous
silence.
Le téléspectateur se demandera qui a construit cette Union
et pourquoi se mettre dans un tel carcan alors que manifestement la France
seule serait tellement puissante. Masochisme ? Il sera donc laissé dans
l’ignorance que ce sont les États qui décident ce qui sera traité ou non en
commun « à Bruxelles », que c’est l’euro (à peine cité dans le film) qui
impose aux États de coordonner leurs politiques économiques et budgétaires sous peine de
voir les marchés attaquer, que ce sont les gouvernements qui ont voulu
renforcer les pouvoirs de surveillance de la Commission afin d’éviter de
nouvelles dérives à la grecque et qui ont refusé de donner le moindre rôle au
Parlement européen dans ce domaine ou encore que c’est l’Eurogroupe (la réunion
des ministres des Finances de la zone euro) qui a toujours le dernier mot.
Bref, que l’absence de démocratie européenne n’est pas la résultante d’un
putsch de technocrates apatrides, mais celle de la volonté des États membres,
et surtout de la France.
Bien sûr, cet angle d’attaque va à l’encontre des
présupposés ambiants des eurosceptiques français, bien sûr c’est plus compliqué
à montrer et donc moins spectaculaire que ces fonctionnaires européens français
de 32 ans formés dans « nos » écoles et qui trahissent la patrie,
bien sûr cela nécessite de bien connaître son sujet, bien sûr cela nécessite un
vrai travail journalistique. C’est sans doute trop demander à une certaine
forme de télévision, celle qui confond information et fiction, celle qui confond journalisme et malhonnetê intellectuelle.