Lorsqu'une femme a un rapport sexuel avec un homme, elle le vit mentalement comme un assaut : «Vas-y, prends-moi !». Pour Andrea Dworkin, anti-pornographe américaine, ce n'est pas innocent. Tout rapport sexuel basé sur ce schéma conceptuel de la «pénétration» est un rapport inégal, de domination qui perpétue «la violence faite aux femmes». Sic.
L’Américaine Andrea Dworkin (1946-2005) est connue internationalement comme une militante anti-pornographie, auteure de nombreux livres sur le viol, la prostitution et surtout sur le coït dont elle dénonce la symbolique. «
Le coït demeure un moyen ou le moyen d’inférioriser physiologiquement une femme : en lui communiquant cellule par cellule son statut d’infériorité, en le lui inculquant, en l’imprimant en elle par scarification, poussant et poussant sans relâche jusqu’à ce qu’elle cède - ce que le lexique mâle qualifie d’abandon
» (source :
). De ces propos radicaux, les détracteurs d’Andrea Dworkin n’ont voulu retenir qu’une version détournée. Ils ont volontairement mal compris ce qu’elle disait en le résumant de façon grossière : Andrea Dworkin dit que le sexe, c’est du viol. Andrea Dworkin dit que les hommes sont des violeurs.
. Elle s’est contentée de souligner que les mots du sexe, dans notre société, étaient souvent des mots agressifs ou humiliants (défoncer, tringler, tirer) et que les représentations du sexe impliquaient qu’un pénis pénètre un vagin, si possible à la façon d’un marteau-pilon… Mais voilà, comme Andrea défendait l’idée que la femme, y compris quand elle fait l’amour, est victime d’une «oppression», Andrea s’est attirée la haine d’une grande partie de l’Amérique et est restée en France presque totalement inconnue. Personne n’avait envie de traduire ses ouvrages : trop extrêmes.
Or voici qu'une maison d'édition canadienne —les éditions du Remue-ménage— a décidé de publier Les femmes de droite (1), l'occasion de se pencher sur les idées de cette femme à la fois brillante et horripilante qui, outre-atlantique, était surtout connue pour être un monstre obèse. Aux Etats-Unis, c'est ce que la plupart des gens ont retenu d'elle : Andrea Dworkin ne semblait pas se préoccuper de son apparence. Scandale. Elle portait une salopette qui faisait d'elle la cible toute désignée de réflexions ironiques : «Tiens, regarde la mal-baisée. A force de cracher sur le sexe, elle est devenue moche…». On lui attribuait la haine des hommes. L'essayiste John Berger souligne qu'elle était «peut-être l'écrivaine du monde occidental dont on a le plus dénaturé les propos». Il faut dire que ces propos ne sont pas forcément faciles à comprendre. Andrea Dworkin parlait avec ses tripes. Elle parlait à partir de ses émotions et tirait ses théories d'un vécu plus que tourmenté…
De sa vie, tout d'abord, voici un résumé : Andrea Dworkin grandit dans une famille juive du New Jersey dominée par la mémoire de l'holocauste. Elle est violée à l'âge de 9 ans. En 1965, alors âgée de 18 ans, elle est arrêtée lors d'une manifestation contre la guerre du Viêt-Nam puis envoyée à la Maison de détention des femmes, où deux gynécologues lui font subir au spéculum un examen si brutal qu'elle saigne pendant deux semaines. Son témoignage sur la cruauté de ce traitement paraît dans les journaux du monde entier et contribue à forcer le gouvernement de New York à fermer cette prison pour femmes. Vers 1969, elle épouse un Hollandais, activiste de gauche, qui la bat et abuse d'elle. Elle le quitte au bout de trois ans pour vivre une vie de fugitive, «dormant chez des amis et forcée de se prostituer pour gagner un peu d'argent» (Source). En 1974, à 27 ans, elle publie son premier livre La haine de la femme. Dans les années 80, elle devient le fer de lance des mouvements anti-pornographie. Sa rage lyrique lui vaut de devenir l'héroïne, bien malgré elle, d'un cartoon de cul parodique : le magazine Hustler (publié par Larry Flynn) lui consacre une série de dessins cochons. Après la publication, en 1987, de son livre Intercourse («Coït») dans lequel elle analyse le rapport entre le coït et la violence, Andrea Dworkin devient plus que jamais la bête noire de la presse porno (notamment Playboy) qui lui attribue des propos et des pensées que d'autres journalistes reprennent, sans vérifier, y compris dans Le Times. On lui attribue notamment une phrase qu'elle n'a jamais prononcée : «Tout rapport sexuel hétéro est un viol». En 1998, elle se met en couple avec un écrivain, fondateur de l'association Men Against Pornography, qui se définit lui-même comme gay. En 2005, elle meurt de façon précoce pour des problèmes de santé et son compagnon écrit un livre dans lequel il affirme qu'il ne veut plus être un homme, tellement sa vie avec Andrea lui a ouvert les yeux… Ce témoignage ne contribue pas à la rendre très sympathique.
Même après sa mort, Andrea Dworkin garde l'image menaçante d'une castratrice… Même après sa mort, ses écrits continuent de provoquer des réactions de rejet horrifiés. Pour Christine Delphy, qui écrit la préface du livre, «la première raison du silence fait sur elle est sans doute que Dworkin est radicale. Elle écrit sur un sujet qui, alors qu'on prétend en parler, est en réalité toujours aussi tabou : la sexualité, et plus précisément l'hétérosexualité, et plus précisément encore, sa pratique et sa signification dans un contexte précis : la société patriarcale. Elle parle de sexualité dans un régime de domination, et de sexualité entre dominants et dominées». A quoi Christine Delphy fait-elle allusion ? A ces images de séducteur qui s'étalent partout autour de nous comme modèles : la société a posé en standard la virilité agressive. Il faut être un «prédateur» pour baiser. Et les femmes, elles-mêmes, trouvent bien plus excitants qu'on leur parle avec les canines… «Toi, je vais te manger toute crue». «Pour ne prendre qu'un exemple parmi des milliers, raconte Delphy : cette scène d'un film français récent (La vérité si je mens 2). L'un des personnages-hommes drague une femme au téléphone en lui disant : «Je suis un marteau pilon ; je vais te casser tes petites pattes arrière». Il lui dit en somme que la femme qui acceptera ce rapport en acceptera l'intention hostile.» Même si l'exemple est drôle, il est révélateur. Oui, impossible de le nier, l'homme doit encore et toujours «babouiner» pour avoir la femelle.
Est-il envisageable de repenser notre rapport au sexe ? S'il faut en croire Christine Delphy, c'est impossible. «Aujourd'hui, la majorité des femmes essaie de redéfinir la sexualité comme le lieu du désir et du plaisir, de la redéfinir comme non seulement opposée à mais contraire à la violence (…) : de la raboter pour n'en garder que ce qui est bon»… Mais c'est peine perdue. Alors même que les femmes «essaient de construire un cordon sanitaire autour d'une sexualité débarrassée de ses «scories», Dworkin dit que ce ne sont pas des scories mais des éléments constitutifs de la sexualité patriarcale, que la volonté d'humilier, de rabaisser, d'annihiler la personne-femme n'est pas spécifique à tel ou tel type de baise, mais qu'elle existe dans la définition, dans le coeur de l'acte sexuel hétérosexuel.» Le constat semble désespéré. Il n'y aurait donc aucun moyen d'échapper à la violence dans les rapports homme-femme ? S'il faut en croire les féministes radicales, la seule manière serait d'abolir la toute-puissance du phallus. En d'autres termes : il faudrait valoriser d'autres pratiques sexuelles. Il faudrait que le mot «rapport» ne soit plus synonyme de «pénétration phallo-génitale» (pour le dire gracieusement). Il faudrait que les gynécologues cessent de nous demander «De quand date votre dernier rapport ?» (comme si - hors du coït vous n'aviez pas de sexualité). Il faudrait aussi arrêter de penser qu'il y a d'un côté le «vrai» sexe et de l'autre toutes ces pratiques désignées avec mépris comme de simples «préliminaires».
Mais il y a aussi peut-être encore une autre solution… qui consisterait à changer la manière de concevoir le coït lui-même. Rendez-vous, sur ce point, dans deux jours.
Les Femmes de droite («Right-Wing Women»), aux Éditions du remue-ménage, déc. 2012. Préface de Christine Delphy. Traduction de Martin Dufresne et de Michele Briand.
Recensions du livre : Kim Dockstader, Média Coop Montréal. «Antisexisme» sur son blog. Johanne Jutras, Le Soleil, à Québec. Alexandra Cyr, Presse-toi à gauche. Sandrine Goldschmidt, sur son blog.
Note 1/ Il n'existait en français qu'une courte anthologie de six textes d'Andrea Dworkin, «Pouvoir et violence sexiste» (Éditions Sisyphe, Montréal, 2007).