
Le « rêve européen », celui qui promettait au vieux continent un avenir meilleur fait de paix et de prospérité, a laissé place au désenchantement des petits matins gris, ceux de la grave crise économique que traverse l’Union depuis 2007. C’est particulièrement le cas en France où l’opinion publique sombre, comme jamais, dans l’euroscepticisme. L’enquête du PEW Research center publié par Libération montre que l’Hexagone est le pays où la chute de popularité du projet européen est, en un an, la plus spectaculaire. Le contraste par rapport à l’Allemagne est frappant, l’europhilie y faiblissant à peine (60 % d’opinions favorables contre 41 % en France). Ce n’est pas vraiment une surprise : plusieurs sondages Eurobaromètres avaient déjà pointé ce bond de l’europessimisme gaulois étroitement corrélé au taux de chômage. À un an des élections européennes de mai 2014, cela laisse présager à la fois une forte abstention et une percée des partis opposés à l’Europe.
Comment expliquer un tel désenchantement alors que la France
subit certes la crise économique, mais plutôt moins violemment que ses
partenaires et surtout n’a pas (encore ?) enduré une cure d’austérité
équivalente, même de loin, à celles que mènent plusieurs pays de la zone euro
ou hors zone euro (Grande-Bretagne, pays Baltes) ? De fait, en dépit des
coupes destinées à ramener le déficit public sous la barre des 3 % de PIB,
son niveau de dépenses publiques est désormais l’un des plus élevés du monde
occidental. En réalité, tout se passe comme si les Français vivaient la crise
par procuration, redoutant, à terme, la déchéance, la dégradation, la pauvreté,
bref d’être la prochaine Grèce. Une peur que l’on retrouve dans les enquêtes
internationales mesurant le degré d’optimisme des populations : les
Français se situent régulièrement en tête des peuples les plus pessimistes d’Europe
et même du monde. Les Irakiens parviennent même à être plus optimistes qu’eux…
À Bruxelles, on n’est guère surpris par cette poussée
d’euroscepticisme : « il y avait des ferments avant la crise, comme
l’ont montré le non au référendum de 2005 et la percée des partis populistes,
comme le Front de gauche ou le Front national », des ferments que l’on
retrouve au demeurant dans de nombreux pays européens. Mais « il y a deux
spécificités françaises », décrypte Jean-Dominique Giuliani, le président
de la Fondation Robert Schuman, un think tank basé à Paris : « d’une
part, la méfiance traditionnelle des Français à l’égard de la mondialisation
est renforcée par la crise, ce qui rejaillit sur l’Europe. L’heure est au repli
sur soi, pas à l’ouverture sur les autres. D’autre part, le désengagement des élites
politiques et administratives françaises qui, depuis François Mitterrand, se
sont désintéressées de l’Europe quand ils n’en ont pas fait un bouc
émissaire ». « En France, on adore chercher des responsables
étrangers aux difficultés nationales », renchérit Daniel Cohn-Bendit,
coprésident du groupe vert au Parlement européen.
De fait, le gouvernement se décharge avec une belle
régularité sur l’anonyme « Bruxelles » des contraintes qui pèsent sur
son budget, comme si le redressement de ses comptes ne s’imposait pas en dehors
de toute contrainte européenne et comme s’il ne participait pas aux décisions
prises. Il était ainsi un tantinet surréalistes d’entendre Bernard Cazeneuve,
le ministre du Budget, se féliciter il y a quelques jours de la décision de la
Commission d’accorder deux ans supplémentaires à la France pour atteindre
l’objectif des 3 % en ces termes : « cela montre qu’on peut
discuter avec l’Union européenne, que l’on peut convaincre l’Union
européenne » : une façon de laisser entendre qu’il s’agit d’un
organisme étranger à la France voire d’une aimable force d’occupation.
Le débat lancé par la gauche du PS sur le rôle de
l’Allemagne dans la crise actuelle est de même nature, « comme si la
situation économique de la France était due à l’Allemagne ! Cela fait 30
ans qu’elle se dégrade et que les gouvernements successifs ne font rien ou trop
peu ! », s’indigne Daniel Cohn-Bendit. Résultat : « les
Français ne veulent plus d’une Europe qu’elle croit allemande parce que
François Hollande a l’Europe honteuse et n’ose pas expliquer ce qu’il fait. En
Allemagne, c’est l’inverse : Angela Merkel a réussi à faire croire à son
opinion publique que l’euro était allemand d’où la résistance de l’europhilie »,
poursuit l’eurodéputé allemand.
La défiance ne touche pas que l’Union, loin de là.
Mieux : elle inspire encore, en dépit de ses scores décourageants,
davantage confiance aux Français que leur propre gouvernement, un constat qui
se vérifie pour l’ensemble des pays européens. Ce n’est pas un hasard si, en dépit
de la crise, les opinions restent fortement attachées à l’euro et qu’une forte
majorité continue à penser que leur pays seul ferait moins bien que l’Union
pour lutter contre la crise. Mais « si on n’agit pas rapidement pour
intégrer nos politiques économiques, budgétaires et financières et démocratiser
nos institutions, le repli sur soi risque de triompher », met en garde la
Commission.
L’étude est ici
N.B.: version longue de mon papier paru ce matin
Photo: Reuters