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Blog «Les 400 culs»

«Regarde-moi quand tu bandes»

Quand vous trouvez quelqu’un beau, ou belle, pouvez-vous expliquer pourquoi ? Profondément subjective, la notion de beauté est difficile à cerner, paramètre réfractaire aux tentatives de standardisation. Pour approcher de ce mystère, il faut peut-être relire Ovide : le mythe de Pygmalion. C’est l’histoire d’un homme qui se masturbait… sur une image de pure beauté. Innombrables les formes de la beauté qui ne relèvent en rien d’une échelle de valeurs ou de normes. On trouve belles des personnes q
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publié le 13 juin 2013 à 12h43
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

Quand vous trouvez quelqu’un beau, ou belle, pouvez-vous expliquer pourquoi ? Profondément subjective, la notion de beauté est difficile à cerner, paramètre réfractaire aux tentatives de standardisation. Pour approcher de ce mystère, il faut peut-être relire Ovide : le mythe de Pygmalion. C’est l’histoire d’un homme qui se masturbait… sur une image de pure beauté.

Innombrables les formes de la beauté qui ne relèvent en rien d’une échelle de valeurs ou de normes. On trouve belles des personnes que d’autres trouvent disgracieuses et lorsqu’un garçon subit près d’une centaine d’opérations chirurgicales pour ressembler au modèle courant de

, il ne soulève chez son équivalent féminin (Barbie) qu’une

: «

Mon dieu, qu’il est laid.

» Sous l’infinie diversité de ses apparences, la beauté joue à cache-cache avec nos tentatives de rationalisation pour se manifester à nous, ou en nous, sous une forme insaisissable. «

Je l’ai trouvée belle parce qu’elle me regardait en souriant.

» «

Je l’ai trouvé beau parce qu’il dégageait quelque chose de viril…

». Faut-il s’en étonner  ? Les mots pour dire la beauté sont souvent ceux qui désignent un désir sexuel, comme si l’envie de l’autre était capable de le ou la métamorphoser…

C'est justement dans Les Métamorphoses d'Ovide (43 av. J-C, 17 apr J-C) que se trouve un des principaux mythes gréco-romains concernant la beauté. Au livre X, Ovide raconte l'histoire du roi de Chypre, nommé Pygmalion. «Témoin de l'existence criminelle qu'elles avaient menée, et révolté des vices dont la nature a rempli le cœur des femmes, Pygmalion vivait sans compagne, célibataire.» Pygmalion était donc misogyne. Pas question d'avoir une épouse, ni même une esclave dans son lit. Il faut dire à sa décharge que les femmes de Chypre, les célèbres Propétides (1), offraient le spectacle affreux de nymphomanes qui se prostituaient pour assouvir leur soif inextinguible de sexe, refusaient de rendre un culte à Venus et commettaient des sacrifices humains… Pygmalion, horrifié, s'était donc réfugié dans la solitude.

«Cependant, grâce à une habileté merveilleuse, il réussit à sculpter dans l'ivoire blanc comme la neige un corps de femme d'une telle beauté que la nature n'en peut créer de semblable.» Pour compenser sa chasteté, Pygmalion sculpta donc la créature idéale de son cœur : une adolescente aux formes pures, immaculée, intouchée, impénétrable et à ce point parfaite qu'il avait parfois l'impression de la voir bouger. Devant la flamme d'une lampe agitée par la brise nocturne, la statue prenait vie sous ses yeux. Il semblait que ses seins se soulevaient régulièrement. Et qu'elle frissonnait… Il en tomba follement amoureux.

«Il donne des baisers à sa statue et il s'imagine qu'elle les rend  ; il lui parle, il la serre dans ses bras  ; (…) il lui apporte ces cadeaux qui plaisent aux jeunes filles, des coquillages, des petits oiseaux  ; (…) il la pare aussi de beaux vêtements  ; il met à ses doigts des pierres précieuses.» Il la couche même sur des tapis de pourpre, mais en vain. Rendu fou par la frustration, Pygmalion finit par prier Venus  : «Donnez-moi pour épouse, je vous en supplie, (il n'ose pas dire la vierge d'ivoire), une femme semblable à la vierge d'ivoire.» Venus répond, bienveillante, en faisant s'élever très haut, trois fois, la flamme de l'autel.

«De retour chez lui, l'artiste va vers la statue de la jeune fille  ; penché sur le lit il lui donne un baiser  ; il croit sentir que le corps est tiède.» L'amant reste saisi, il hésite à se réjouir. Il palpe le sein de marbre qui s'amollit comme de la cire et voici que le miracle a lieu… «Sa bouche presse enfin une bouche véritable  ; la jeune fille a senti les baisers qu'il lui donne et elle a rougi  ; levant vers la lumière un regard timide, elle a vu en même temps le ciel et son amant.» De leur union naîtra neuf mois plus tard une fille nommée Paphos… Comme dans la belle au bois dormant, l'histoire finit donc bien  : ils furent heureux. Ce qui n'est pas sans déranger certains psychanalystes aux yeux de qui il est anormal qu'un homme puisse être autorisé à vivre avec sa propre création. «Il y a déni d'altérité», disent-ils.

«Poing qui tremble»

On ne peut pas dire, effectivement, que Pygmalion soit un homme qui s'intéresse aux désirs des femmes. C'est son désir à lui qu'il poursuit et la statue qu'il prend pour épouse n'est guère plus autonome qu'une poupée gonflable. Il l'a créée de toutes pièces, comme ces masturbateurs qui sculptent mentalement les silhouettes de leurs rêves. Sur le plan étymologique, le nom même de Pygmalion renvoie d'ailleurs à l'idée du plaisir solitaire  : Pygmalion signifie «poing qui tremble». On imagine mal qu'un sculpteur utilise son poing pour tailler la pierre,  surtout si ce poing tremble. Se pourrait-il que la statue ne soit que l'image déguisée d'un pénis  ? Si c'était vrai, cela expliquerait que Pygmalion ait sculpté non pas du marbre mais de l'ivoire  : parce que cette matière, issue des défenses d'éléphant ou des cornes de rhinocéros, symbolise par excellence le sexe mâle qu'il faut polir par longs et patients va-et-vient…

D’autres indices soutiennent cette thèse : le nom de la statue elle-même, Galatée (2), signifie «blanc comme le lait». Blanc comme le sperme. Blanc comme l’écran de projection mentale sur lequel Pygmalion donne forme à ses fantasmes… Lorsqu’il sculpte Galatée, Pygmalion ne fait jamais que donner chair à des rêveries érotiques qui se manifestent concrètement dans son propre corps, qu’il prend en main et qu’il caresse, jusqu’au point de ne plus savoir s’il touche son pénis ou s’il touche un corps de femme. Faut-il en déduire que la statue est fictive ? Non. Pas plus que ces illusions dont nous tombons amoureux. Pas plus que ces personnes que nous croyons si bien connaître, que nous aimons et dont nous découvrons, un jour, l’autre visage (mais trop tard)…

Nous sommes tous et toutes Pygmalion, dit Ovide, parce que nous aimons en l'autre une image, irréelle, qui s'anime sous l'effet du désir. L'histoire de Pygmalion n'est, de ce point de vue, pas si différente de celle de Narcisse contemplant sa beauté dans l'eau. La beauté de Galatée tient aussi de l'effet-miroir. Lorsqu'elle voit pour la première fois, c'est le ciel et Pygmalion qui se reflètent dans ses yeux. Avez-vous jamais mis deux miroirs l'un en face de l'autre ? Ils se réfléchissent et déploient l'un dans l'autre un espace infini. Happé par Galatée, Pygmalion plonge dans ce regard qui lui renvoie l'image de son amour fou puis, tel Narcisse, il plonge encore plus profond, avant de se dissoudre et féconder celle qu'aucun homme n'avait jamais eue. The end.

S'il faut en croire le mythe de Pygmalion, la beauté serait donc ce sur quoi on se masturbe  : une illusion ou tout simplement l'espoir de trouver en l'autre ce qui nous manque profondément. Nous sommes des pages vierges pour celui, ou celle, qui va nous regarder en souriant. Et lorsque nous succomberons à ce sourire, croyant tomber sous le charme de l'autre, nous ne ferons peut-être jamais que subir l'envoûtement de nos propres créations. Tant pis. Tant mieux. Que la beauté relève du mirage ne la rend pas moins belle. Ça ne fait rien si on se trompe soi-même, au contraire, c'est peut-être la seule chose importante : donner vie à ses chimères, prendre ses désirs pour la réalité. Bachelard disait : «Redonner au monde ses vacances d'irréalité».

Le titre de cet article est une citation de la poétesse Marie-Laure Dagoit, créatrice des éditions Derrière la salle de bain, qui a publié entre autres bijoux Un manuel pour entretenir sa poupée gonflable… A savoir : le nom de Galatée a été utilisé pour désigner l’amour des poupées de plastique, de tissu ou de silicone, utilisées comme partenaire sexuel de substitution. L’agalmatophilie.
«A quel âge avez vous senti que vous étiez beau/belle ? Hors compétition ? Moche ?». Dans son numéro juillet-aout, le magazine féministe Causette s’attaque à la difficile définition de la beauté. Sortie dans trois semaines.

Note 1/ Par un curieux retournement du sort, les femmes réelles qui peuplent Chypre, les Propétides connaissent un sort inverse à celui de Galatée. Dans Les Métamorphoses (X, 221-238), Ovide raconte que pour les punir, Venus les frappa d'une progressive pétrification  : «Elles furent, par une altération à peine sensibles, changées en pierre», dit-il. D'autres versions rapportent qu'elles furent changées en statues d'ivoire. Il y a quelque chose de visionnaire dans cette légende qui préfigure la dénaturation à laquelle s'adonnent ces obsédé(e)s de la norme anatomique, qui se figent littéralement dans un corps envahi par des matières coagulantes. Trop de botox. Trop de lifting et de silicone. Leur beauté suspendue finit par générer une sensation désagréable, qui vire parfois au sentiment d'horreur…

Note 2/ La statue ne prendra le nom de Galatée que dans des versions postérieures à celle d'Ovide. Dans Les Métamorphoses, elle n'a pas de nom, comme si elle n'existait pas. Dans les versions postérieures, on la nomme mais son nom de baptème, synonyme de «blancheur» suggère l'idée d'un vide… Presque une absence.