
C’est une guerre commerciale oubliée. Pourtant, elle coûte très cher à une Union européenne qui s’est laissé surprendre par l’offensive russe et qui peine à organiser sa riposte. Alors que les rodomontades euro-chinoise autour des panneaux solaires font la « une », l’attaque déclenchée par Vladimir Poutine contre les Vingt-sept ne suscite, curieusement, guère de passions. Depuis dix mois, la Russie, troisième partenaire commerciale des Vingt-sept derrière les États-Unis et la Chine, multiplie les entraves aux exportations européennes si bien que, désormais, presque tous les produits importants sont touchés : automobile, agriculture, bois, papier. Le manque à gagner pour les Européens tourne autour de 7 milliards d’euros par an. La Commission et les États membres ont essayé la méthode douce en négociant avec Vladimir Poutine. En vain. « C’est sans fin : dès qu’on obtient quelque chose sur un produit, les Russes tapent ailleurs », soupire un diplomate. Lassée, la Commission semble résolue à croiser le fer avec la Fédération de Russie : dès le mois de juillet, elle devrait saisir l’OMC (Organisation mondiale du commerce) d’un premier dossier, celui des taxes frappant les voitures importées. Et si cela ne suffit pas à ramener le gouvernement russe à la raison, elle ripostera sur tous les fronts ouverts par Moscou.
Et ils sont nombreux. Dès le lendemain de son adhésion à
l’OMC, le 22 août 2012, après 18 ans de négociations, la Russie, loin de se
conformer aux règles du commerce international, a adopté une série de mesures
de défense commerciale contre les exportations européennes, frappant soit tous
les États membres, soit seulement certains d’entre eux afin d’essayer de les
diviser. Ainsi, alors qu’elle s’était engagée à abaisser les taxes sur les
véhicules importés de 30 à 25 % dans un premier temps (15 % au bout
de 7 ans), elle a imposé une « taxe de recyclage » d’environ 6 %
aux productions de l’Union... « Outre qu’il s’agit d’un droit discriminatoire,
puisqu’il ne s’applique qu’aux véhicules importés, on cherche en vain des
usines de recyclage en Russie », s’amuse un diplomate européen :
« chez nous, c’est un secteur florissant, chez eux il n’existe tout
simplement pas ». Il s’agit donc clairement de maintenir les droits de
douane à leur niveau antérieur.
Ce n’est pas le seul contentieux portant sur le secteur
automobile, le premier poste d’exportation de l’UE vers la Russie (10,5
milliards d’euros par an) : Moscou imposera, à partir du 16 juin, des
droits antidumping aux véhicules commerciaux légers Volkswagen et Mercedes (au
taux de 29,6 %) et Fiat (23 %). Les moissonneuses sont aussi
visées : une taxe de 27,5 % les frappe depuis février. Vladimir
Poutine a envoyé bouler le président de la Commission, José Manuel Durao
Barroso, qui a essayé d’obtenir la suppression de ces droits de douane lors du
sommet UE-Russie des 3 et 4 juin. Pourtant, le président russe savait
parfaitement que la Commission a décidé, le 14 décembre dernier, de poursuivre
la Russie devant l’OMC. Mais, comme elle n’a pas bougé jusqu’ici, il espère qu’elle
reculera devant la perspective de provoquer une crise diplomatique :
« beaucoup de commissaires, notamment ceux des pays de l’Est, ont peur de
la Russie et ils plaident pour la négociation. Mais là, Karel De Gucht, le
commissaire chargé du commerce, en a assez et il est décidé à saisir l’OMC dès
le mois de juillet », assure un fonctionnaire européen.
D’autant que les obstacles aux échanges ne s’arrêtent pas
aux véhicules. Ils touchent des secteurs jugés « stratégiques » par
Moscou, ceux où elle entend favoriser la production locale et donc les
investissements étrangers sur place au détriment des importations. Par exemple, depuis août 2012, la Russie a quasiment bloqué les exportations de bois à destination des pays scandinaves, celles-ci passant de 400 millions d’euros à 61 millions. Et ce, afin de les obliger à investir dans des usines de fabrication de papier sur le territoire russe. Elle a aussi refusé de diminuer ses
droits de douane sur plus 370 produits européens, ce qui représente un manque à
gagner pour l’Union de 4 milliards d’euros par an.
Dernier secteur touché par ce protectionnisme russe, les
produits agricoles, le second poste des exportations de l’Union (plus de 10
milliards d’euros par an). Là, Moscou se déchaine. Invoquant des raisons
sanitaires ou phytosanitaires totalement imaginaires, elle bloque tel ou tel
produit. « Il suffit qu’un inspecteur russe découvre un porc mort dans une
ferme lettone pour que Moscou stoppe les exportations ». C’est le cas pour
le bétail sur pieds provenant des pays Baltes (depuis mars 2012), de l’Autriche
(depuis octobre 2012) et de la Finlande (depuis novembre 2012), de la viande
produite dans trois Länder allemands (depuis février 2013), des porcs, bœufs et
volailles allemandes (depuis février), de la viande espagnole (depuis mars),
des porcs polonais et danois. Et, à partir du 1er juillet,
l’ensemble de la production européenne de pommes de terre sera interdit
d’entrée en Russie…

Reste à comprendre le but que poursuit la Russie en
déclenchant cette guerre commerciale contre l’Union. Il est clair que Vladimir
Poutine, qui voulait « juste le label OMC », comme on le dit à la
Commission, se fiche royalement des règles du commerce international. « Il
veut tester la capacité de réactions de l’Union afin de voir s’il peut
poursuivre sa politique protectionniste. Il ne va pas être déçu, car on n’a pas
le choix. D’autres pays, comme l’Ukraine, pourraient suivre l’exemple russe si
on ne réagit pas », explique un diplomate européen. Il est vrai que les États
européens ont longtemps été divisés : certains, comme l’Allemagne, estimaient
qu’en dépit des taxes frappant leur industrie, ils restaient globalement gagnants.
D’autres étaient ravis, comme la Pologne, de pouvoir prendre la place laissée
vacante par ceux qui ne pouvaient plus exporter. Enfin, les entreprises
européennes ne sont pas toutes sur la même longueur d’onde. Par exemple, les
fabricants d’automobiles qui ont investi en Russie (Renault, Peugeot,
Volkswagen, Ford, General Motors) soutiennent le gouvernement russe puisque
leur production locale est protégée contre les importations… Mais, en allant
trop loin et en se montrant trop brutal, Poutine a réussi à créer un front uni
contre lui : « les Russes nous ont obligés à faire un véritable ‘team
building exercice’ », s’amuse une fonctionnaire européenne :
« tout le monde est désormais prêt à engager la bataille ».
Au-delà du bras de fer commercial destiné à tester l’Union, la
corruption explique sans doute aussi cette guerre commerciale : « ce
sont les pays qui ont refusé de payer des pots de vin aux « inspecteurs
russes » qui ont fait les frais de mesures de rétorsion, notamment dans le
domaine agricole », assure un fonctionnaire européen. C’est d’ailleurs
toute la différence avec la Chine : « les Russes veulent faire de
l’argent tout de suite, les Chinois veulent faire du commerce et développer
leur pays à long terme », assure-t-on à la Commission. Autant dire que
l’ombre des oligarques plane sur ce conflit commercial.
Quelques chiffres:
* La Russie est le troisième partenaire commercial de l’UE. Elle occupe la seconde place pour les importations (213 milliards d’euros dont 78 % de matières premières) ) et la quatrième pour les exportations (123 milliards d’euros, dont 50 % de machines outils et d’équipements de transport). (source Eurostat, chiffres 2012).
* L’UE est le premier partenaire commercial de la Russie, que ce soit pour les importations ou les exportations.
* L’UE est la première puissance commerciale du monde, très loin devant les Etats-Unis et la Chine: 5792 milliards $ d’exportation (sur un total de 18.323 milliards $) et 5926 milliards de dollars d’importation (sur un total de 18.567 milliards $) (source: OMC, chiffre 2012)