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Blog «Les 400 culs»

Intersexe : un corps peut en cacher une paire

Justine est une grande belle fille. Taille fine. Seins en poire. A 16 ans, comme elle n’a toujours pas ses règles, ses parents l’emmènent voir une gynécologue, qui place le spéculum, l’écarte et regarde. Le vagin rudimentaire n’est qu’un trompe-l’oeil qui cache… des testicules invisibles. Ce jour-là, la vie de Justine est brisée. Elle apprend qu’elle n’est ni mâle, ni femelle. Quelque chose d’autre, mais quoi ? Un jour, comme des dizaines de filles chaque année, Justine apprend qu’elle n’a pa
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publié le 17 juin 2013 à 12h53
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

Justine est une grande belle fille. Taille fine. Seins en poire. A 16 ans, comme elle n’a toujours pas ses règles, ses parents l’emmènent voir une gynécologue, qui place le spéculum, l’écarte et regarde. Le vagin rudimentaire n’est qu’un trompe-l’oeil qui cache… des testicules invisibles. Ce jour-là, la vie de Justine est brisée. Elle apprend qu’elle n’est ni mâle, ni femelle. Quelque chose d’autre, mais quoi ?

Un jour, comme des dizaines de filles chaque année, Justine apprend qu'elle n'a pas d'utérus. Son vagin est trop court pour pouvoir faire l'amour. Elle est XY et porte des testicules féminisés, cachés à l'intérieur de l'abdomen. Justine a l'impression de devenir folle.  «Elle n'a plus de point d'ancrage, ni dans son corps, ni dans son monde. Elle devra être opérée. Une ablation des testicules est réalisée pour un risque de dégénérescence néoplasique. Une plastie du vagin avec un fragment d'intestin est programmée afin de lui permettre d'avoir des relations sexuelles. Cependant, elle n'échappera pas à la stérilité. Elle ne sera jamais mère. Sa mère ne sera jamais grand-mère. Son père ne deviendra pas grand-père. Toutes ces informations affluent. Peut-être même qu'un médecin, comme je l'ai déjà entendu, pris par ce qu'il suppose, dans sa logique, être la vérité, sera-il amené à lui dire un jour : «Mademoiselle, il faut que vous le sachiez : en fait, vous êtes un homme !».

Justine vit un traumatisme majeur, celui du désaveu de son sexe par la médecine. Il lui semble que la réalité s'est mise à délirer. Son corps n'est plus ce qu'elle en connaissait jusque-là. Ce qu'elle croyait être n'était qu'illusion, fausseté, mensonge. Elle ne sait que faire des informations qui lui sont données. Le langage, avec tous ses systèmes d'opposition, lui apparaît soudain arbitraire, trompeur. A quoi peut-elle se fier ? L'Autre ne tient plus. Même le système de la langue lui apparaît insensé. Prise de vertige face à elle-même, elle ne sait plus ce que parler veut dire. Elle reste sidérée».

Dans un article intitulé Clinique de l'ambiguité génitale chez l'enfant (1), le professeur François Ansermet évoque le traumatisme vécu par ces enfants qui naissent pseudo-hermaphrodites. Il existerait entre 1 et 2% de personnes comme Justine, dont les médecins sont incapables de dire s'il s'agit plutôt de mâles ou de femelles. Ces personnes sont entre les deux, et c'est pourquoi on les appelle des «intersexuels». «Par «intersexualité», on comprend une situation dans laquelle le sexe d'une personne ne peut pas être déterminé de façon univoque sur le plan biologique. Cela veut dire que le développement sexuel chromosomique, gonadique et anatomique suit une trajectoire atypique et que les marqueurs de la différenciation sexuelle ne sont pas tous clairement masculins ou féminins. Le génotype (composition génétique) ne correspond ainsi pas au phénotype (apparence physique). Le phénotype lui-même ne peut pas toujours être clairement associé au sexe féminin ou masculin» (2).

Trouble ou variation ? 

Ces cas d'intersexualité peuvent être diagnostiqués au stade prénatal, après la naissance, à la puberté ou même à l'âge adulte. Dans le contexte clinique, ces cas sont qualifiés de «troubles du développement sexuel» (disorder of sex development, DSD). Mais aux mots «trouble» ou «désordre» —qui supposent l'existence d'une infirmité congénitale—, un nombre croissant de médecins préfère l'expression «variation» afin de faire passer le message : il n'y a pas que des mâles et des femelles sur terre. Il y  a aussi des humains qui naissent ambigus. S'agit-il pour autant de malades ? Non. Beaucoup sont en bonne santé. «Certaines formes de DSD ont des complications qui requièrent des mesures médicales, car elles peuvent représenter un risque vital (insuffisance surrénalienne ou perte de sel, par exemple) ou être associées à un risque accru de cancer», précise le médecin Susanne Brauer (3), mais elle réfute l'idée qu'il faille «soigner» ou «guérir» les intersexuels  :  «Les cas de DSD ne correspondent pas tous à un «trouble» pouvant être qualifié de maladie. Au contraire, ils représentent parfois des variations par rapport à la norme de la différenciation sexuelle qui ne requièrent pas de traitement médical». Si les intersexuels souffrent, ce n'est donc pas en raison de leurs anomalies physiologiques. C'est parce qu'ils n'ont pas le droit d'exister sur le plan légal.

Voilà la cause principale de leur maux : depuis le 19e siècle, en Occident, les intersexuels sont interdits par la loi. Immédiatement après sa naissance, le sexe de l'enfant doit être précisé dans l'acte de naissance. Le système juridique n'admettant l'existence que de deux sexes —mâle et femelle— cela force les médecins et les parents à choisir, même lorsque le sexe du bébé ne peut pas être déterminé. Souvent le pénis est atrophié. Souvent, on choisit le sexe femelle, parce qu'il est plus facile de «corriger» l'anatomie d'un enfant dans ce sens. Depuis les années 60, il est en effet courant de pratiquer la castration. Et tant pis si l'enfant en grandissant se définit comme garçon… «Jusqu'à récemment, au nom du bien de l'enfant, des opérations d'assignation sexuelle ont été pratiquées sur des nourrissons et de petits enfants qui étaient pourtant en bonne santé, explique Susanne Brauer. De telles interventions sont irréversibles et peuvent lourdement affecter la vie des personnes concernées, par exemple, si le sexe médicalement assigné s'avère ne pas correspondre à l'identité sexuelle perçue par la personne elle-même».

Droit à l’autodétermination

En clair, résume Susanne Brauer : «Il existe un risque de constater a posteriori que les droits des enfants à l'autodétermination et à leur intégrité physique et psychique, c'est-à-dire les droits fondamentaux de leur personne, n'ont pas  été respectés. Il faut donc examiner attentivement si, et le cas échéant dans quelles circonstances, la référence au bien de l'enfant est de nature à justifier ces opérations irréversibles.» Puisqu'il est impossible de savoir quelle identité l'enfant aura, mieux vaut s'abstenir de décider à sa place. Quand il sera en âge de prendre position, alors il choisira (ou non) l'anatomie qui lui correspond. S'il préfère ne pas choisir, afin de garder intact ce corps reçu à la naissance, pourquoi ne pas respecter son choix ? Oblige-t-on les albinos à se faire des greffes de peau noire sous prétexte qu'ils ne sont pas conformes aux standards ? Stérilise-t-on les Bretons de force sous prétexte que 25% d'entre eux sont affectés par l'hémochromatose héréditaire de mutation ? Le 31 août 2012, la Commission d'éthique sur la médecine humaine à laquelle participe Madame Brauer recommande au gouvernement suisse d'introduire dans le registre d'état civil une catégorie supplémentaire : «autre». Et surtout d'arrêter la boucherie.

Signe des temps : la Suisse n'est pas le seul pays qui envisage d'ajouter une case Neutre à côté des cases Homme ou Femme… Le 31 mai, la justice australienne a permis  à un eunuque, Norrie May-Welby, de faire disparaître toute mention de sexe sur son état civil. En 2011, l'Argentine a autorisé les individus à changer leur état civil sans avoir à apporter la preuve que leurs organes sexuels (mâle, femelle, autre) correspondaient à leur genre (masculin, féminin). En 2011 également, le Népal proposait une case «troisième sexe» dans ses recensements… Pourquoi ce changement de moeurs tout à coup ? Serait-ce que de puissants lobbys d'intersexuels parviennent à faire reconnaître leur cause ? Ou que des découvertes en matière d'embyogenèse aient modifié le regard que les médecins portaient jusqu'ici sur les «variations» ?

La réponse dans deux jours.

Anne Fausto Sterling, biologiste, a publié (en 2000 en anglais) « corps en tous genres; la dualité des sexes à l’épreuve de la science»

Note 1/ Source : «Clinique de l'ambiguïté génitale chez l'enfant», Psychothérapies 2005/3, Vol. 25, p. 165-172.
Notes 2 et 3/ Source : Rapport de la Commission d'éthique sur la médecine humaine, rédigé en août 2012 en Suisse sur la question de l'intersexualité. Rédactrice : Susanne Brauer. En téléchargement ici.

Lire en complément : Mâle, femelle et sexe douteux.
Illustration : Hermaphroditos, Italie, 100–200 apr. J-C. Marbre, Museo Nazionale Romano.