
La fermeture de la radio-télévision publique grecque (ERT), ce modèle de bonne gestion et d’indépendance journalistique, a été exigée par l’Union européenne. Comment ? Vous ne le saviez pas ? Ce n’est un secret pour personne, pourtant, que « Bruxelles SA » veut instaurer une dictature dans ce pays afin de pouvoir faire souffrir en silence le pauvre peuple grec. C’est en tout cas ce que croient dur comme fer la gauche et la droite souverainistes. Ainsi, côté gauche de la gauche, le site Arrêt sur Images de Daniel Schneidermann, qui abandonne de plus en plus ce en quoi il excelle, la critique des médias, pour le terrain de l’europhobie éminemment périlleux, car il nécessite un minimum de connaissances sauf à se ridiculiser.
Le 13 juin, Schneidermann me prend violemment à partie sur
son site parce que je ne me suis pas contenté de hurler avec les loups lors de
la fermeture d’ERT (je condamne la méthode dès l’ouverture de mon article),
mais que, faisant mon travail de journaliste, je me suis cru autorisé à livrer
quelques clefs d’explication pour comprendre ce qu’était cette télévision
publique (que Schneidermann ne connaît absolument pas) et pourquoi Antonis
Samaras a pris le risque d’apparaître comme liberticide aux yeux du monde.
Mais, pour Arrêt sur Image, l’émotion doit l’emporter sur l’analyse : il
faut juste condamner ce coup de force et, si possible, l’imputer à l’Europe.
Estimant que les politiques n’ont pas été assez virulents,
il s’en prend à... l’auteur de ces lignes : « Il est vrai que l’opinion
est travaillée avec constance par les amoureux habituels de l’Union Européenne au
premier rang desquels, comme d’habitude, notre excellent confrère Jean
Quatremer, correspondant à vie de Libération à Bruxelles »,
balance-t-il. Et dans sa chronique hebdomadaire dont bénéficie – « à
vie » — dans mon journal ce spécialiste — « à vie » — de la
critique des médias, il remet le couvert : « On ne va pas
tout de même pas s’apitoyer sur ces Grecs dont tant de voix autorisées, à
commencer par celle de Jean Quatremer, correspondant de Libé à
Bruxelles, et inlassable ferrailleur de l’eurolâtrie sur Twitter et sur son
blog, expliquent depuis des années qu’ils ne sont que gabegie, corruption et
népotisme ».
Une fixation sur mon humble personne certes flatteuse, mais un rien pénible, les
attaques personnelles ne grandissant personne. Vous noterez le choix des
mots : « amoureux habituels de l’Union européenne »,
« correspondant à vie », « eurolâtrie ». En clair, si on
n’est pas sur la ligne de Schneidermann sur l’Europe, on est un crétin
décérébré, au mieux, un rouage rémunéré des institutions européennes, au pire.
Passons.
Sur le fond, il ne fait
aucun doute pour Schneidermann que l’Union est impliquée dans cette fermeture
brutale et qu’il n’est pas nécessaire d’en fournir des preuves. Journaliste, je
ne l’entends pas de cette oreille et lui demande samedi, par courriel, sur quoi
il se fonde pour être aussi sûr de son fait. Schneidermann ironise en me
comparant à Jean-Michel Apathie qui réclamait lui aussi « des
preuves » à propos de l’affaire Cahuzac. Si on comprend bien, depuis
Cahuzac, il n’est plus nécessaire d’enquêter, il suffit d’accuser… Une position
qu’il assume dans son papier du 16 juin : « Moi, je pense qu’on n’a pas besoin de preuves. Que le
gouvernement grec soit sous pression de la Troïka pour dégraisser la fonction
publique, nul ne le conteste. Et on pourrait considérer que cette situation, en
elle-même, est une preuve suffisante de sa responsabilité indirecte dans le
coup de force de Samaras. Il me parait évident qu’on ne trouvera pas
d’injonction de la Troïka de fermer la radio-télé (pas débile, la Troïka). Il
me semble tout aussi évident qu’on n’en a pas besoin ».
Mais il reste un peu de journaliste au fond de
Schneidermann. Dimanche, ravi, il m’envoie le lien vers un article publié sur
le site d’Okeanews — qui a fait de la victimisation de la Grèce une spécialité.
Ce site « révèle » une décision (donc votée à la majorité qualifiée
des États) du Conseil des ministres des Finances du 8 novembre 2011, publiée au
journal officiel de l’Union, qui modifie une précédente décision de juillet
2011, elle-même reprenant et adaptant l’ensemble des décisions concernant la
Grèce adoptées depuis 2010. De quoi s’agit-il ? D’une liste de réformes qu’Athènes
doit faire afin de recevoir l’aide de l’Union européenne et du FMI (240
milliards d’euros, une paille), réformes qui sont censées lui permettre de
rétablir son équilibre budgétaire et de mettre en place une économie de marché
fonctionnelle. L’ensemble des ces engagements ont été repris dans les deux
« memorandum of understanding » (MOU) votés par la Vouli (le
parlement monocaméral grec).
Dans cette fameuse décision de novembre 2011, on trouve un
paragraphe qui serait la preuve du « complot européen » : il est
dit que « la Grèce adopte et met en œuvre,
sans délai, les mesures suivantes (…) : les décisions
ministérielles de liquidation, fusion ou réduction de la taille des entités
suivantes: KED, ETA, ODDY, l’institut national de la jeunesse, EOMEX, IGME,
OSK, DEPANOM, THEMIS, ETHYAGE, ERT et 35 autres entités de taille plus
modeste ». Schneidermann, dans un mail, triomphe : « ce n’est
pas la preuve que tu cherchais ? » Et sur son site : « il y est écrit en
toutes lettres que le Conseil met la Grèce en demeure de prendre toute série de
mesures, parmi lesquelles elle est libre de piocher à sa guise, souverainement
libre, mais que parmi ces mesures, figure bel et bien l’hypothèse de
suppression de ERT ».
Le problème est que Schneidermann et ses amis souverainistes font un procés d’intention à l’Unio. Car cette décision de novembre 2011 n’est
que la mise en forme juridique d’un document d’octobre 2011 (le cinquième
passage en revue de la Grèce) rédigé par la Commission, membre de la fameuse
Troïka, qui liste dans le détail ces fameuses réformes. Et, en page 47 de ce
document qui se trouve ici, on trouve ce paragraphe : la Grèce doit
adopter la « législation pour fermer, fusionner ou réduire la taille
(downsize) des entités non viables établie par le gouvernement (fait en juillet
2011) et adoptée par le Parlement (fait à la mi-août 2011). Entre autres, la
loi précisera les grandes entités qui seront fermées et leurs fonctions
transférées, fusionnée ou dont les effectifs devront être considérablement
réduits » (« legislation to close, merge and downsize non-viable
entities will be tabled by the government [July 2011] and adopted by
Parliament. [mid-August 2011] Among other, the legislation will relate to large
entities which will be closed with functions transferred accordingly, merged or
substantially downsized »). Suit une liste d’organisme : « KED , ETA , ODDY, National
Youth Institute, EOMEX , IGME, (closure), OSK , DEPANOM , THEMIS , ETHYAGE,
DIMITRA (merger), ERT (downsizing) ». Autrement dit, pour l’ERT, la
fermeture est clairement écartée: « downsizing », cela signifie
réduction de la voilure. Aïe. La « preuve » de la volonté européenne
de fermer l’ERT s’effondre.
Le problème est que la réforme de l’ERT n’a jamais
pu se faire, les syndicats ayant refusé en bloc tout licenciement et enchainé
les grèves perlées. En clair : impossible de changer en douceur et
Samaras, en homme de droite brutal qu’il est, a choisi la méthode violente. Comme
tu le vois, Danielou, le journalisme ce n’est pas seulement se contenter de
rester assis derrière son ordinateur à Paris en picorant sur le net ce qui
t’arrange (1).
(1) Je me permets cette familiarité en réponse à celle de DS: «Eh, Jeannot la preuve : tu serais pas de la famille d’Aphatie, par hasard ?»
Photo: Reuters