
Certes, les milieux culturels français et européens peuvent être soulagés que leur secteur reste à l’écart de cette zone de libre-échange. Mais «l’enjeu stratégique du Transatlantic Trade and Investment Partnership [TTIP] est ailleurs», souligne un fonctionnaire européen. En effet, il s’agit non pas d’abaisser des droits de douane déjà historiquement bas (4% en moyenne), mais d’éliminer les «obstacles non tarifaires» aux échanges que sont les normes environnementales, sanitaires, phytosanitaires, les lois protégeant les consommateurs ou les données personnelles, les droits d’auteur, le droit bancaire et financier, l’accès aux marchés publics, etc. En clair, il faut har-mo-ni-ser et créer entre l’UE et les Etats-Unis l’équivalent du marché unique.
«Il est sidérant que ce futur accord de libre-échange ne fasse pas davantage débat, confie une source diplomatique, alors que cette harmonisation risque de se faire par le bas, les Américains étant bien moins protecteurs que nous dans tous les domaines. Bref, un compromis se soldera forcément par un alignement du modèle européen sur le modèle américain.» Et cet alignement ira très loin. Le futur accord prévoit de mettre en place un «organe de règlement des différends» euro-américain, afin de juger si les normes adoptées à l’avenir des deux côtés de l’Atlantique sont conformes au futur traité(page 4). Ce qui signifie que l’Union acceptera de limiter sa souveraineté, celle-ci étant encadrée par l’accord et les décisions des arbitres désignés pour trancher les conflits.
Chevron, l’une des plus grosses entreprises d’exploitation des énergies fossiles, ne s’y est pas trompé. Dans une lettre envoyée, en mai, au représentant américain pour le commerce, elle se félicitait de cette innovation : «Certains Etats remettent en cause ce principe, considérant qu’il s’agit d’un empiétement injustifié sur leur souveraineté. En fait, cela permet de s’assurer qu’aucune des deux parties n’a le pouvoir d’influencer de manière excessive les lois.»

Et Washington a déjà montré qu’il n’était pas prêt à céder sur grand-chose. Les Européens, par exemple, se sont soit alignés sur la législation américaine en matière de protection de la vie privée (scanner corporel dans les aéroports), soit ont perdu leurs combats en matière de protection des données personnelles (PNR, relatives aux passagers aériens, ou Swift, sur les données bancaires). Seule la pression de l’opinion publique les a contraints à résister sur le bœuf aux hormones ou les OGM…
Difficile, également, d’imaginer que l’administration Obama va pouvoir convaincre le Congrès et les Etats fédérés d’ouvrir leurs marchés publics ou de permettre aux navires européens de faire du cabotage. Ou encore d’autoriser les Européens à prendre le contrôle des compagnies aériennes américaines. Bref, plutôt qu’un accord gagnant-gagnant, le risque est bel et bien celui d’un accord gagnant-perdant, du «fort au faible», comme le dit un diplomate. D’autant que les lignes jaunes du mandat de la Commission sont vagues, lui permettant de négocier comme elle l’entend. Certes, l’accord final sera soumis aux Etats membres, mais à la majorité qualifiée. Et chacun y trouvera bien de quoi le satisfaire.
De ce point de vue, Paris a sans doute grillé toutes ses cartouches en se battant pour l’exception culturelle. «Cela fait partie, avec le siège du Parlement à Strasbourg et la politique agricole commune, des constantes politiques françaises», se justifie un diplomate hexagonal, tout en reconnaissant qu’il va désormais être difficile d’agiter le veto français pour défendre la réglementation sur les OGM ou les normes sanitaires. «La Commission a bien joué avec l’exception culturelle : elle a pour longtemps cornerisé les Français», admire un diplomate européen. Yannick Jadot, eurodéputé vert, n’est pas dupe : « Le gouvernement nous a dit que pour protéger l’audiovisuel, il fallait le sortir du mandat. C’est bien la preuve que tout le reste ne l’est pas ». On espère néanmoins, à l’Elysée, l’hypothèque de l’exception culturelle étant levée, pouvoir convaincre l’Allemagne et d’autres pays des dangers que recèle le TTIP pour le modèle européen.
Photos: Reuters
N.B.: article paru dans Libération daté du 19 juin