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Blog «Coulisses de Bruxelles»

Snowden fait cafouiller l'Europe

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Edward Snowden est un homme traqué, un homme seul. Même si cet ancien consultant de la NSA a rendu un fier service aux alliés des Etats-Unis en leur révélant l’ampleur de l’espionnage dont ils sont la cible, aucun d’entre eux n’a le courage d’affronter le courroux de Washington en lui accordant l’asile. Les gouvernements européens, qui poussent de hauts cris depuis samedi en invoquant des pratiques «dignes de la guerre froide», se sont livrés à une triste palinodie dans la nuit de mardi à mercre
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publié le 4 juillet 2013 à 20h41
(mis à jour le 16 février 2015 à 16h09)
RTX11AUJEdward Snowden est un homme traqué, un homme seul. Même si cet ancien consultant de la NSA a rendu un fier service aux alliés des Etats-Unis en leur révélant l’ampleur de l’espionnage dont ils sont la cible, aucun d’entre eux n’a le courage d’affronter le courroux de Washington en lui accordant l’asile.
Les gouvernements européens, qui poussent de hauts cris depuis samedi en invoquant des pratiques «dignes de la guerre froide», se sont livrés à une triste palinodie dans la nuit de mardi à mercredi qui montre la profondeur de leur indignation et de leur colère… Mardi, en fin de journée, la France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal ont, en effet, refusé que l’avion d’Evo Morales, le président bolivien, qui revenait d’une conférence réunissant à Moscou les producteurs de gaz naturel, survole leur territoire, le contraignant à se dérouter vers Vienne pour se ravitailler. La raison ? Une rumeur indiquant que Snowden pourrait être caché dans ledit avion aurait circulé. Elle aurait pris sa source dans une déclaration de Morales : «S’il y avait une demande [d’asile de Snowden], nous serions bien sûr prêts à en débattre et à prendre en considération cette idée», a-t-il déclaré, mardi, à une télévision russe…
Or l’ancien agent de la NSA étant caché depuis plusieurs jours quelque part à Moscou, certains se sont imaginé qu’il pourrait avoir embarqué clandestinement à bord de l’avion bolivien. Après treize heures d’attente à Vienne, les interdictions de survol ont été levées et Morales a pu s’envoler vers son pays hier en fin de matinée. Furieux, il a déclaré, avant de quitter la capitale autrichienne, que «c’était quasiment comme un enlèvement». Il s’agit «d’une erreur historique, d’une provocation […] envers la Bolivie et toute l’Amérique latine». Dans la foulée, l’ambassade de France à La Paz a été attaquée par des manifestants et le drapeau français brûlé…
L’incident montre que Snowden, qui se trouve donc toujours à Moscou, l’avion ayant été inspecté par des policiers autrichiens, n’a rien à attendre des gouvernements européens. Non seulement ceux-ci feront tout pour lui interdire l’accès à leur territoire, préalable nécessaire au dépôt d’une demande d’asile, mais ils ne lui faciliteront pas la tâche pour lui permettre de gagner un pays prêt à le mettre à l’abri des poursuites américaines.
RTX10M0AManifestement, Washington est prêt à employer tous les moyens pour récupérer son ex-agent, non seulement afin de le punir, mais aussi pour mesurer l’ampleur des fuites. Déjà, la Chine et la Russie, que l’on ne peut soupçonner d’être inféodées aux Etats-Unis, ont refusé de lui accorder l’asile, tout comme le Brésil, la Norvège, l’Inde ou encore la Pologne. Autant dire que mis à part la Bolivie, le Venezuela ou Cuba, on ne voit guère de pays prêt à risquer les foudres de l’administration Obama.
Finalement, c’est sans doute un député européen, le conservateur britannique, Geoffrey Van Orden, qui a le mieux traduit le sentiment réel des Etats européens, eux qui ont aussi leurs petits secrets à cacher au reste du monde : «Snowden est un traître. D’ailleurs, il s’est d’abord réfugié en Chine et en Russie, deux pays qui ne sont pas des exemples en matière de démocratie», a-t-il lancé brutalement, hier après-midi, lors d’un débat organisé par le Parlement européen réuni à Strasbourg :«Le fond de l’affaire, c’est la NSA qui a été infiltrée par Snowden, c’est cela qui pose question.» Sa déclaration n’a pas suscité beaucoup de remous dans l’hémicycle. Il est vrai que la quasi-totalité des députés était aux abonnés absents, ce qui souligne l’importance qu’ils accordent à l’affaire…
Le refus des autorités françaises d’autoriser le survol de l’Hexagone par un avion soupçonné de transporter Snowden permet, en tout état de cause, de relativiser les protestations horrifiées de François Hollande. Car il est inimaginable qu’une telle affaire ne soit pas remontée au plus haut sommet de l’Etat. D’ailleurs, Hollande a reconnu que l’ancien agent américain était bien visé : dès qu’il a su qu’Evo Morales était à bord, a expliqué le président de la République, il a autorisé le survol de la France… Ce qui ne l’a pas empêché de demander, en signe de protestation, le report des négociations du Traité de libre-échange Union européenne-Etats-Unis (TTIP) censées débuter lundi (lire ci-contre). Une volonté de faire grimper les enchères qui est dictée par des considérations tactiques : «On veut en profiter pour obtenir le maximum d’explications sur ce qu’ils écoutent et sur le traitement qu’ils font des données collectées», reconnaît un diplomate français.
Les autres Etats membres et la grande majorité du Parlement européen refusent d’entrer dans une guerre diplomatique avec les Etats-Unis : seuls les socialistes, les Verts, les communistes et quelques libéraux ont demandé, hier, le report des négociations du TTIP. «Suspendre cette négociation serait faire fausse route», a martelé la libérale néerlandaise Sophie in’t Veld. En revanche, le Parlement, la Commission et les Etats membres veulent obtenir de Washington, non seulement des informations précises sur ce qu’ils espionnaient - «le volume des données, l’ampleur du programme», a précisé Viviane Reding, la vice-présidente de la Commission chargée des questions de justice -, mais aussi des garanties sur la protection des droits des citoyens. Un groupe de travail transatlantique va d’ailleurs se réunir d’ici la fin juillet.
«La sécurité nationale ne signifie pas que tout soit permis, il y a une question de proportionnalité», a expliqué aux eurodéputés Viviane Reding. Bruxelles souhaite que les citoyens européens disposent des mêmes droits que les citoyens américains en matière de protection de la vie privée : «Je ne comprends pas que [les Américains] puissent saisir la justice européenne alors que les Européens ne peuvent pas saisir la justice américaine», s’est-elle étonnée. Pour Sophie in’t Veld, «on ne peut plus tolérer que le Patriot Act s’applique dans l’Union. On doit garantir aux Européens qu’enEurope, c’est le droit européen qui s’applique». Pour le Vert Yannick Jadot, l’Union doit démontrer qu’elle est «capable de défendre l’exception démocratique européenne» comme elle a défendu l’exception culturelle. Sinon, «l’Europe restera un nain politique».
Reste à savoir si les Américains sont désormais prêts à accorder aux Européens ce qu’ils ont refusé jusqu’à présent. Viviane Reding en est certaine : «Ce débat a été écouté bien au-delà de l’Union européenne»,a-t-elle conclu. Sur ce point, on peut faire confiance à la NSA.

N.B.: article paru aujourd’hui dans Libération