
Béatrice Delvaux, éditorialiste au
Soir, le quotidien francophone de référence qui en a fait des tonnes sur la
monarchie depuis l’annonce de l’abdication, le 3 juillet dernier, a du convenir
qu’il y avait une vraie scission entre le nord et le sud du pays. Ainsi, la VRT
a préféré consacrer sa soirée de samedi au tour de France et le Standaard, le
journal de référence flamand, n’a pas fait sa manchette samedi sur le
« week-end royal » qui s’annonçait… Et, toujours samedi, lors de la
soirée d’adieux à Albert II, les plus hauts responsables flamands n’ont pas fait
le déplacement. L’absence du très flamingant et président du conseil européen Herman Van Rompuy (l’occasion de relire le portrait que j’ai fait de lui, ici, en 2009), retenu par un très important voyage officiel en Afrique du Sud prolongé par des vacances (merci l’UE!), à la prestation de serment de Philippe 1er, en dit long sur le désintérêt flamand pour cette succession.
Jan Jambon, chef du groupe des indépendantistes de la N-VA, le
principal parti flamand, à la Chambre, a sans doute résumé le sentiment
dominant au nord du pays : « nous sommes légalistes, nous respectons
les us et coutumes, le protocole et le décorum qui font partie de ce cadre.
Mais n’exigez pas de nous que nous fassions preuve d’un enthousiasme
débordant ». « Après Albert, voici Philippe : c’est
sympa », ironise Éric Defoort, historien et cofondateur de la N-VA.
« À part ça, le Roi ne nous fait ni chaud ni froid. Nous ne passons pas
des nuits blanches à broyer du noir. C’est un épiphénomène en marge de la
politique. Les francophones vont être déçus, mais nous avons d’autres chats à
fouetter : la lutte contre le chômage, la réflexion sur le confédéralisme,
etc. »
Si, au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, la Flandre catholique et réactionnaire était le principal soutien d’une
monarchie à son image, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Au fur et à mesure que
le nord du pays se modernisait économiquement et culturellement, il se laissait
séduire par les idées indépendantistes, essentiellement à cause du refus
francophone des réformes économiques et sociales, et s’éloignait d’une royauté
réticente à ces évolutions institutionnelles ou sociales. Inversement, le sud
s’accrochait de plus en plus à une monarchie perçue comme l’un des derniers
remparts avant l’éclatement de la Belgique. Le PS, le premier parti francophone,
ne voit ainsi aucune contradiction à chanter aujourd’hui tout à la fois « l’Internationale »
(le poing levé, s’il vous plait) et les louanges d’une royauté pourtant
profondément réactionnaire... Nécessité fait loi.
La succession d’Albert II a d’ailleurs
été le point d’orgue de cette instrumentalisation de la monarchie par les deux
grandes communautés du pays. Il n’est un secret pour personne que Elio Di Rupo,
le premier ministre francophone et socialiste de Belgique, a tout fait pour
convaincre Albert II de n’abdiquer qu’au lendemain des élections législatives
et régionales de mai 2014, celles-ci s’annonçant à haut risque, la N-VA menaçant
de faire un carton (entre 30 et 40 % des voix)… Or, l’accession au trône
de Philippe pourrait renforcer un peu plus les forces centrifuges à l’œuvre
dans le pays.
De fait, en Flandre, on considère que
le nouveau roi est plus que jamais le digne représentant d’une dynastie francophone,
donc illégitime, car ne représentant pas la majorité de la Belgique. De ce
point de vue, Albert II porte une lourde responsabilité dans le fossé qui s’est
creusé entre la monarchie et la Flandre, ce qui devrait relativiser son bilan
dont les louanges sont chantées par les Francophones : engoncé dans ses
réflexes d’un autre temps, il s’est opposé au mariage de son fils avec la
Flamande dont il était amoureux au prétexte qu’elle n’était pas assez bien née
(lire « Un roi sans pays » de Martin Buxant et Steven Samyn).
Résultat : pour la première fois de la courte histoire belge, le roi des
Belges, lui-même francophone, est marié à une francophone bruxelloise… Parler
« d’atout charme » à son propos, comme le font les médias
francophones, est juste un contresens à l’échelle du pays. Un peu
d’intelligence politique aurait dû conduire Albert II à favoriser le mariage de
son fils avec une Flamande du « peuple », ce qui aurait flatté les
sentiments identitaires et égalitaires du nord du pays et facilité
l’identification à la famille royale. Est-ce un hasard si aucun des trois enfants
d’Albert n’est marié à un Flamand ?
Cette affaire est très loin d’être
anecdotique : la Royauté, à l’image des Francophones, montre à quel point
elle est ignorante des réalités flamandes. Ce n’est pas un hasard si, depuis 20
ans, les attaques les plus violentes contre la royauté sont venues du nord du
pays, des doutes sur les capacités intellectuelles du prince Philippe à
l’affairisme de son frère Laurent en passant par la révélation de l’existence de
la fille naturelle (Delphine Boël) d’Albert II que l’homme, désormais confit en
dévotions, refuse de reconnaître, donnant une image ringarde et coincée d’une
monarchie bien peu en phase avec un pays qui reconnaît depuis 10 ans le droit au mariage
pour les gays et lesbiennes (y compris l’adoption et la procréation assistée)
ou encore l’euthanasie.
Les responsables francophones ont bien
perçu les risques de ce rejet flamand de la dynastie belge. Il y a quelques
semaines, devant l’accumulation des scandales financiers touchant la famille
royale, ils ont dû accepter dans la précipitation une réforme des dotations
royales et princières (limitation des montants et des bénéficiaires, contrôle
des dépenses) qu’ils refusaient jusque-là aux Néerlandophones. Ce faisant, ils
espèrent ainsi avoir retardé leurs demandes d’une réforme constitutionnelle
visant à cantonner la royauté à un rôle purement protocolaire, ce que les
Francophones perçoivent comme le dernier pas avant son évaporation et celle du
pays. Ils risquent d’être déçus.