En 1672, le médecin Thomas Bartholin rapporte un cas troublant : un matin, à Paris, une femme célibataire, de basse condition, est retrouvée entièrement carbonisée, à l'exception de la tête, des mains et des pieds, qui dépassent d'un tas de cendre. C'est le début d'un mythe liant la nuit, l'alcool et le sexe.
A la fin du 17e siècle, la légende de la combustion spontanée apparaît, en même temps que l'eau-de-vie commence à couler à flots. Des médecins affirment qu'à la faveur de la nuit, certaines femmes s'enflamment dans leur lit. Elles ont bu une fois de trop. Peut-être aussi ont-elles commis d'autres excès? Toujours est-il qu'au petit matin, les voisins ne retrouvent plus qu'un corps carbonisé. C'est l'excès d'alcool qui est alors tenu pour responsable de ces meurtres déguisés… Lorsqu'en 1672 Thomas Bartholin rapporte le cas de la malheureuse parisienne retrouvée «en cendres», il mentionne : «Elle s'était gorgée d'esprit de vin pendant trois ans complets.» Curieusement, les cas de combustion spontanée sont le plus souvent des cas de femme. Curieusement, ces cas ont presque toujours lieu à la faveur de l'obscurité… «mère de tous les vices» ainsi que chacun sait !
Dans un livre intitulé Au Péché mignon, tout juste publié aux éditions Payot, Didier Nourrisson, historien de la santé, enseignant à l'université Lyon-1 et auteur d'une thèse sur l'alcoolisme, note avec ironie : «La conjugaison de la femme, du feu, de la nuit et de l'alcool sent indiscutablement le soufre».
Parcourant l' «Histoire des femmes qui consomment jusqu'à l'excès», Didier Nourrisson traite, dans son livre, aussi bien de drogue, de tabac, de rubans que de chocolat. Mais c'est sur le thème de l'alcool qu'il déniche les informations les plus révélatrices de la manière dont notre société perpétue, depuis la fin du 17e siècle, une image de «la femme chaude». «Brûlante de passion, animée d'un feu intérieur, être considéré comme naturellement chaud, la femme allume tous les fantasmes masculins. Son association avec l'alcool la rend hautement inflammable», explique-t-il, en précisant que cette imagerie date très précisément d'une époque durant laquelle l'ère féodale s'efface devant l'apparition de la culture bourgeoise. Pourquoi ? Plusieurs interprétations sont possibles… Il se peut que cette culture un peu schizophrénique, qui promeut d'un côté la liberté individuelle, s'efforce en même temps de réprimer l'émancipation des minorités. Celle des femmes, en l'occurrence. Il se peut aussi que la culture bourgeoise —obsédée par l'idéal de l'accumulation des biens— stigmatise parallèlement cette autre forme d'accumulation qu'est la surconsommation à outrance…
«Les Hollandais brûlent les vins de Cognac pour en faire des brandevins et les alambics distillent les surplus de récolte viticole dans l'Ouest du pays. Séjournant à Paris en 1698, le médecin anglais Martin Lister note qu'«on a coutume à la fin du dessert de tous les grands repas d'apporter de ces liqueurs et de bien d'autres encore et des vins également forts, tant de France que d'Italie et d'Espagne, et on en boit hardiment». Cet engouement est, selon lui, la conséquence indirecte des guerres : les militaires ramènent à la Cour une habitude contractée en Flandre».
Il y a déjà de trop de tout dans cette société qui apparaît à la fin du 17e siècle. Comme en témoignent les natures mortes hollandaises, il y a déjà des nourritures qui s'avarient, des fruits qui pourrissent sans qu'on les mange et des célébrations collectives qui tournent à la beuverie sordide…
Alors que jusqu'ici, dans l'histoire de l'art, les vignes étaient synonymes d'inspiration, de fêtes dionysiaques et de joie, on voit apparaître les premiers tableaux qui critiquent la «consommation d'alcool» et l'associent à la déchéance, voire à la prostitution… Le fait de boire ne s'inscrit plus dans une forme de sociabilité et de partage. C'est un acte qui, surtout lorsqu'il est associée aux femmes, devient synonyme d'individualisme. Parmi les premiers tableaux intitulés «La buveuse», il n'est donc pas étonnant de voir que figure le portrait d'une prostituée. Ce tableau de l'école flamande datant de 1658, signé Pieter de Hooch, et qui se trouve actuellement au Louvre, montre la scène suivante : «dans une maison bourgeoise de Delft, une courtisane et une entremetteuse reçoivent deux hommes. La buveuse s'affale mollement sur sa chaise : c'est une femme «arrosée» pour donner de l'amour. L'homme lui verse à boire dans une intention lubrique. La femme s'apprête à boire, consciente de ce qui l'attend ; peut-être veut-elle ainsi se donner du courage».
Buvant pour oublier, buvant pour se donner un peu le vertige, buvant afin d'échapper au réel, la femme qui s'alcoolise est, dès le 17e siècle, associée à une femme facile. L'alcool rend tout plus facile. Didier Nourrisson note : «Ce nouveau dérèglement féminin, calqué sur celui des hommes, est l'objet de satires de la part des moralistes plus misogynes les uns que les autres. En 1702, Gatien de Courtilz de Sandras note par exemple : «Depuis que les liqueurs sont venues à la mode, [les femmes] se servent de ce prétexte pour boire de tout ce que bon leur semble jusqu'à l'excès, elles boivent même de l'eau-de-vie tout comme elles feraient de l'eau douce (2).» Il y voit le signe d'un changement général, y compris dans les relations entre sexes : «Au lieu qu'autrefois les hommes couraient après les femmes, les femmes courent maintenant après les hommes».»
C'est le monde à l'envers. A la même époque, le vin de Champagne se sert de plus en plus effervescent, explique Didier Nourrisson qui ajoute : «Il paraît qu'il donne de l'esprit aux femmes», et pour cause : les bulles facilitent la propagation de l'alcool dans le sang. On s'échauffe plus vite sous l'influence de cette boisson pétillante qui fait sauter les inhibitions. Gatien de Courtilz de Sandras, encore lui, raconte au sujet des femmes : «Il n'y en a presque plus une seule qui ne soit effrontée au dernier point, et elles poussent aujourd'hui si loin leur débauche qu'il y en a quantité qui s'enivrent ni plus ni moins que si elles en devaient tirer beaucoup de gloire.»
Sous Louis XV, au 18e siècle, certains journaux intimes témoignent du changement des mœurs : l'alcool devient un «vice solitaire». Une dame noble de Laval annonce la mort de sa tante en ces termes : «Elle s'était mise à l'eau-de-vie qui est la fin des ivrognes. Sa sœur résiste mieux, mais le médecin m'a dit qu'elle n'en avait pas pour longtemps. Que c'est une cruelle passion et qu'elle est commune ! L'on ne voit pas d'homme tomber dans ce vice, mais pour des dames, il y en a beaucoup.» Lorsque les médecins remplacent les prêtres et que la morale bourgeoise s'empare du «traitement des vices», on voit brusquement apparaître des histoires de combustion spontanée. Comme un feu qui se répand, les cas de femmes qui s'embrasent après avoir trop bu (et peut-être trop abusé d'autre chose ?) se multiplient dans la littérature scientifique.
«Jusqu'alors Dieu seul possédait la foudre, capable de frapper le pêcheur, et seul l'archange noir pouvait précipiter dans les feux infernaux la pauvre créature. Voilà que le feu est sécularisé et que l'incendie humain trouve une origine interne, correspondant aux conceptions de la iatrochimie de l'époque et de la mécanique cartésienne. Les victimes observées sont essentiellement des femmes, et les médecins alternent les observations cliniques et les remarques moralisatrices à leur sujet. Celles-ci, véritables éponges, ont absorbé de l'eau-de-vie en quantité telle qu'elle a imbibé leur corps ; la proximité d'une flamme, chandelle ou feu dans la cheminée, suffit alors à les embraser, sans qu'il soit possible à leur entourage de ne rien faire, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un tas de cendres».
Etant donné que la plupart des cas n'ont jamais fait l'objet d'une observation directe, certains médecins affirment -pour appuyer leurs propos- qu'ils ont vu, de leurs propres yeux, une femme prendre feu devant eux. En 1835, un certain Avenel affirme avoir fait l'expérience suivante : «Dans les derniers jours de décembre 1820, la fille Henriette Cortet [il s'agit d'une pauvresse, peut-être ancienne prostituée], âgée de cinquante ans, demeurant à Paris, sur des fossés Saint Bernard, no 31, affectée depuis huit ans d'un cancer de l'utérus, s'était trouvée dans l'obligation de garder le lit, par suite des douleurs atroces que provoquait la marche. Adonnée dans sa jeunesse à l'usage immodéré des liqueurs spiritueuses [et elles seules ?], l'ivresse était devenue son état habituel. Vers la fin de janvier 1821, pendant l'absence de son père et de sa servante, les voisins furent attirés soudain par des cris perçants partis de la chambre à coucher de la malade ; l'humanité fit un devoir d'enfoncer la porte pour donner plus promptement des secours à la fille Cortet.
J'habitais alors la maison et me trouvai du nombre des personnes accourues à son aide. Notre surprise fut inexprimable de trouver la malade découverte, se débattant dans son lit, et son bras gauche noirâtre, charbonné ; une flamme bleuâtre, très peu élevée audessus du niveau de la peau, sillonnait son avant-bras ; une fumée infecte produite par l'ustion [action de brûler] des parties vivantes répandait dans l'appartement une odeur empyreumatique et alliacée tout à la fois qui détermina chez les assistants une toux opiniâtre. Notre premier soin et le plus naturel fut de verser avec profusion de l'eau sur le membre enflammé ; mais notre surprise augmenta en voyant la flamme alimentée par nos irrigations abondantes. On eut recours à l'emploi d'une grande quantité de cendres qui étouffa la flamme par la privation du contact de l'air atmosphérique Cependant, la fille Cortet paraissait toujours dans un état d'angoisse inexprimable, ses cris continuaient, sa face était contractée par la douleur. Les seuls renseignements qu'on put obtenir de la malade furent que le feu s'était spontanément manifesté au poignet, qu'il avait graduellement envahi l'avant-bras et le bras, et qu'au moment où elle nous parlait tout son corps brûlait, disait-elle. Tous les soins qui lui furent prodigués devinrent inutiles : deux heures après, la malade avait vécu».
Didier Nourrisson commente : prenez une ex-femme de petite vertu, mettez deux litres d’eau-de-vie sous son traversin, ajoutez un cancer de l’utérus (punie par là où elle a péché) et déclenchez la combustion dans le secret d’un lit, la nuit, alors que personne n’est témoin, sauf Dieu le père… Vous aurez la plus magnifique métaphore de ce que notre époque actuelle continue de stigmatiser sous le nom d’addiction. L’addiction est au 21e siècle ce que l’hystérie était au 19ème, conclut Didier Nourrisson. Un joli mot pour désigner une maladie qui n’existe pas.
Au Péché mignon, de Didier Nourrisson, Payot et Rivages.
Note 1/ Gatien de Courtilz de Sandras, Annales de la Cour et de Paris pour les années 1697 et 1698, t. I, Cologne, P. Marteau, 1702.
Note 2/ Collection de résumés de livres de médecine réalisée par Thomas Bartholin, in Acta medica et philosophica hafniensa, Copenhague, P. Haubold, 1672, t. I, part. 1, obs.116.
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