
Les nationalistes de la N-VA ont décidé de transformer les élections législatives belges de mai prochain en référendum sur l’indépendance de la Flandre en présentant, la semaine dernière, un programme qui vide de toute substance l’Etat fédéral. Si, avec les fascistes du Vlaams Belang, ils obtiennent une majorité absolue en Flandre, la messe sera dite. La Flandre n’est pas la seule a être travaillée par des vélléïtés indépendantistes: en septembre 2014, les Ecossais se prononceront par référendum sur leur indépendance. La Catalogne espère aussi pouvoir organiser une telle consultation qui, si elle parvient à ses fins, devrait donner des idées au Pays Basque. Trois pays européens menacés en même temps d’implosion (sans parler de la Lombardie et de sa Ligue du nord), cela devrait interroger l’Union. N’a-t-elle pas une responsabilité directe dans l’émergence de ces revendications régionales?
Pour répondre à cette question, il faut revenir aux origines de la construction communautaire qui s’est faite pour empêcher une
nouvelle guerre sur le vieux continent. Les États nations ayant montré ce
dont ils étaient capables, après les deux conflits mondiaux et ses 80 millions
de morts, il fallait les brider, c’est-à-dire construire un système où,
petit à petit, de plus en plus de décisions se prendraient en commun et où les
conflits se résoudraient par le droit et non par les armes et le feu. Il ne
s’agissait pas seulement d’interpénétration économique (elle était supérieure
en 1914 à ce qu’elle est aujourd’hui entre l’Allemagne et la France, 70 ans après le début de la construction
communautaire), mais littéralement leur limer les dents.
Ce système n’a pas été imposé de l’extérieur ou par
surprise, ce sont les gouvernements européens successifs eux-mêmes (y compris De Gaulle) qui ont fait cette
analyse et qui ont accepté de multiplier, au fil des décennies, les domaines de
souveraineté partagée.
Parallèlement à ce mouvement, l’OTAN a permis aux Européens
de déléguer les questions de sécurité aux États-Unis. Le parapluie américain,
même après la chute du communisme, reste une réalité qui éloigne tout spectre
d’un nouveau conflit armé entre les États du vieux continent et leur permet de
ne plus investir dans leur défense même vis-a-vis de l’extérieur de l’Union (comme le montre la baisse continue des
budgets militaires).
L’accélération de la construction communautaire, à
partir de l’Acte unique de 1985, a coïncidé avec le début de la fin des États centralisés: certains se sont simplement
décentralisés (France) alors que d’autres se fédéralisaient (Belgique, Espagne, Italie,
Grande-Bretagne) : en clair, ils ne se vidaient pas seulement de leur
substance par le haut, mais aussi par le bas. La mise en place des
« fonds structurels » en 1988, illustre ce mouvement complémentaire
du premier : ces aides régionales ne sont pas versées aux États, mais aux
régions. Ainsi, une relation directe entre le « centre » européen et
les divisions subétatiques s’est mise en place et s’est accentuée au cours des vingt-cinq
dernières années. La création de «représentations permanentes» des régions à Bruxelles dotées d’un statut quasi-diplomatique et celle du comité des régions est la traduction institutionnelle de ce second mouvement. Si l’ensemble des Etats européens ont adopté un modèle fédéral ou quasi-fédéral au détriment du modèle centralisateur à la française, c’est sans doute parce que ce dernier avait fait son temps (notamment sur le plan économique) et ne correspondait plus à l’adaptabilité exigée par le monde moderne. Est-ce un hasard si l’Allemagne, les Etats-Unis, le Canada ou la Suisse sont des Etats fédéraux?
L’affaiblissement de la contrainte qui s’exerçait dans les Etats du centre vers la périphérie s’est accéléré tout au long des années 80, 90 et 2000. Il est difficile de nier que la conséquence de ce mouvement
visant à vider l’État central de ses prérogatives est d’avoir réveillé les
revendications autonomistes, voire indépendantistes, de certaines régions. Ce n’est pas
la seule cause, bien entendu, puisqu’elles proviennent surtout de régions à
l’identité restée forte en dépit du centralisme jacobin qui a essaimé à travers
l’Europe (Flandre, Catalogne, Pays Basque, Lombardie, Écosse). Les régions allemandes ou françaises, par exemple, ne sont pas demanderesses d’indépendance.
Mais, sans
l’Union et sans l’OTAN, ces revendications n’auraient pas acquis la force
qu’elles ont aujourd’hui : ces deux institutions garantissent qu’une
séparation ne serait pas un saut dans l’inconnu, mais s’exercera dans un
cadre offrant sécurité et protection (défense, monnaie, marché unique, etc.).
Autrement dit, la construction européenne qui s’est faite
pour affaiblir les États, supposés être les réceptacles naturels des
nationalismes fauteurs de guerre, a eu une conséquence qui n’était pas
prévue : le réveil des « nationalismes » locaux qui ne sont pas plus sympathiques. Le «small» dans le domaine du nationalisme n’est pas «beautiful». Cela n’aurait
pu être évité que si un « peuple européen » avait remplacé ou s’était
superposé aux identités nationales, ce qui n’a pas été le cas : l’Union
reste avant tout une union d’États et ceux-ci font tout pour empêcher
l’émergence d’une conscience européenne qui transcenderait les identités
nationales. Ainsi, ce n’est pas un hasard s’ils s’opposent à ce que les
élections pour le Parlement européen soient autre chose que la juxtaposition de
28 élections nationales.
Des États affaiblis, un espace public européen et donc
une conscience européenne inexistante, cela ne peut que déboucher sur un regain
des identités locales là où elles existaient. Ce n’est pas un hasard si les
petits États nations très homogènes restent à l’abri de ce mouvement. Mais
c’est aussi vrai de la République fédérale allemande. Cette dernière est un
vrai cas d’école : les alliés, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
ont mis en place un État fédéral faible et des Länder forts (la Bavière n’a
jamais ratifié la loi fondamentale allemande, par exemple…) ainsi qu’une série de contre-pouvoirs
puissants, comme celui du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, le tout fondé
sur la force de la norme (le fameux « patriotisme constitutionnel »
cher à Jürgen Habermas). Autant dire que l’Allemagne est parfaitement à l’aise
dans l’Union : l’affaiblissement du centre et la force de la périphérie est
inscrit dans ses gênes et ne risque en aucun cas de mettre en péril la
« nation » allemande qui, à la différence de la France, a préexisté à la création de l’État.
La France est aussi un cas à part : l’État issu de la Révolution a
été au bout de sa logique en éradiquant violemment et systématiquement toutes les identités locales
afin de créer une nation «une et indivisible». L’affaiblissement du centre consubstantiel à la construction communautaire n’a donc
pas été remplacé par l’émergence de régions fortes, d’où sans doute la crise
politique française : les citoyens ne se reconnaissent plus dans leur monarchie républicaine qui a détruit tous les corps intermédiaires et est devenue, à l’heure européenne, totalement anachronique, n’ont plus
d’identités locales fortes (sauf en Alsace, en Bretagne et en Corse), et ne s’identifient pas à
l’Europe alors qu’elle est devenue décisionnaire.
Bref, faute d’avoir réfléchi à son modèle, l’Europe a donc joué
avec le feu : l’éclatement de plusieurs vieux États n’est plus une
chimère, mais une possibilité sérieuse. La prise de conscience est tardive et
la Commission européenne en est à menacer les régions d’une mise à l’écart de
l’Europe en cas de sécession. Mais, juridiquement cela ne tient pas : l’État
successeur ne sera pas forcément l’ancien centre et, surtout, on voit mal
l’Union claquer la porte à la Catalogne, à l’Écosse ou à la Flandre alors
qu’elle s’élargit à la Serbie ou au Monténégro…
La construction communautaire a donc une responsabilité
directe dans l’émergence des revendications autonomistes, mais l’Union n’a
aucun « plan B » pour y remédier, s’il est encore possible de faire
quelque chose. Même l’argument du nombre ne tient guère : avec 28 États
membres, bientôt 33, ce ne sont pas quatre ou cinq États de plus qui changeront
quoi que ce soit… D’autant que la Catalogne, par exemple, pèse plus lourd que
le Luxembourg ou Malte.
La seule réponse possible doit venir des États
eux-mêmes : l’Allemagne a montré le chemin en adoptant un fédéralisme qui
ne l’a nullement affaibli. Le modèle vaut pour l’Union, mais aussi pour les
régions. C’est ce qu’a commencé à faire Tony Blair en accordant une forte
autonomie à ses peuples (Écossais, Irlande du Nord, pays de Galle). On verra en septembre 2014 s’il a réussi son pari.