[ Carlo Ginzburg ]
Dans l'Antiquité romaine, la stryx cruelle vole la nuit pour dévorer les enfants et «pomper» les forces des adultes. la première Stryx s'appelle Polyphonte. Elle a été punie parce qu'elle mangeait de la chair humaine et transformée en oiseau de nuit. Sénèque le jeune dit que ses plumes peuvent faire une excellente potion d'amour. En Roumanie, la sorcière nommée striga (strigy au pluriel) survit dans les contes : «La striga se transforme en jument, ou elle se rend, à califourchon sur un balai, à l'assemblée des sorcières, raconte Polívka Jiří, spécialiste du folklore slave. Les strigy pratiquent leurs chevauchées à la veille de Noël, le 5 novembre, le 11 novembre et le 3 décembre, que les Slovaques appellent «jours de striges» (stridží dni). Ces jours-là, ils enduisent d'ail les serrures et les verrous des maisons et des étables, pour que les striges ne puissent pas s'approcher du bétail.» Faut-il s'en étonner ? De nos jours encore, quand le vent fait tourner la poussière sur la route, les Roumains disent : «C'est une strige qui tourne», dicton souvent prononcé face à ce spectacle de typhon miniature…
«Leur lien avec des phénomènes atmosphériques et météorologiques, ainsi que leur «capacité de voler» ont des parallèles dans la tradition des Slaves», ajoutent d'autres chercheuses. Pour Levkievskaja Elena et Marie Tournié, il existe un lien direct entre la strige et le dragon des Slaves orientaux, qui le voient voler «sous la forme d'une boule de feu, d'un balai ou d'un faisceau qui se répand en étincelles au-dessus de la maison où habite sa victime. D'après les représentations bulgares, les jeunes filles doivent se cacher pendant les orages pour ne pas être vues du dragon, et aussi «quand les étoiles tombent, car on pense, que ce sont des dragons qui volent et enlèvent les jeunes filles». Il y a des êtres séducteurs partout dans la nuit de nos contes et ces êtres qui survolent le toit des maisons, s'immiscent par les cheminées ou pénètrent par les fenêtres ne cessent de hanter les cœurs à la façon de lancinants souvenirs.
Dans les légendes des Carpates et des Balkans, ces «créatures démoniaques en quête d'amour terrestre» appartiennent le plus souvent à la catégorie des morts impurs, car ils sont décédés accidentellement ou prématurément. Ce sont des gens «partis, n'ayant pas aimé jusqu'au bout...» et qui, pour cette raison, continuent à «vivre» le temps qu'ils n'ont pas épuisé sur terre. En apparence, on dirait des humains «Mais c'est le Malin, c'est Satan qui se dessèche d'amour». Telle femme superstitieuse témoigne qu'elle en a vu un de ses yeux : «Il est arrivé par la cheminée du poêle et il est descendu en tourbillon» (Transcarpatie). La plupart des histoires recueillies en Transcarpatie attestent : ce mort-vivant va et vient dans la maison, fait du bruit et entrechoque les ustensiles domestiques. La nuit, il exécute en grand tintamarre les travaux ménagers. Il balaye. Il fait les cuivres. Il enlève la poussière (1). Accessoirement, il fait l'amour, puis disparaît après le chant du coq.
«Les personnages féminins similaires sont fréquents dans l'aire carpatique sous des appellations diverses : boginja «déesse», dikaja baba «femme sauvage», lesnaja panna «maîtresse de la forêt»», etc. et que l'on voit apparaître sous la forme enchanteresse d'une jeune beauté aux longs cheveux… «mais elle n'a pas de dos et ses entrailles sont visibles (trait propre aux démons et aux diables, car «leur dos est creux»).» Elle traîne littéralement ses boyaux derrière elle, comme ces pendus dont le ventre crevé laisse tomber des intestins en décomposition. Faut-il voir là encore un lien la Strige qui éventre et eviscère ses proies encore vives ? Chaque nuit, si un garçon a eu le malheur de croiser son chemin, elle vient lui rendre visite et l'aime avec une ardeur telle qu'il tombe bientôt en faiblesse. Il faut rompre l'enchantement qui le lie à cette femme vampire.
La femme qui vole dans les airs est généralement associée au démon dans nos cultures chrétiennes. Mais durant les ères pré-chrétiennes, cette amante nocturne n'avait pas forcément une fonction négative. Elle était liée à des cultes de fécondité, dont de nombreux historiens retrouvent les traces encore vivantes à travers toute l'Europe. De ces cultes, les clercs du 14e siècle vont faire des hérésies. Ce n'est pas un hasard si la chasse au sorcières prend racine dans les Alpes, dans cette région où les cultes païens perdurent avec le plus de vitalité… Les premiers bûchers sont dressés dans le canton du Valais à la fin des années 1420 et au début des années 1430. En 1437, Johannes Nider, au livre V de son Formicarius («la fourmilière»), mentionne les vols nocturnes de sorcières et les onguents dont leur corps est enduit. La traduction en Français de ce manuel est éclairante : «Alors l'inquisiteur déclara que les ci-dessus nommés avaient été en vauderie [sabbat], en la manière qui suit : Quand ils voulaient aller en vauderie, ils s'enduisaient d'un onguent que le diable leur avait donné ; ils en frottaient une verge de bois bien petite, et des palmes en leurs mains ; mettaient cette vergette entre leurs jambes, s'envolaient où ils voulaient, et le diable les portait au lieu où ils devaient faire ladite assemblée…» .
L'illustration en tête d'article est un détail du tableau «Entrée de Luther en enfer» (peint vers 1700-1710 par Egbert van Heemskerck fils), actuellement exposé dans le cadre de l'exposition «Enfer ou paradis : aux sources de la caricature», qui vient de s'ouvrir à Genève, au Musée de la réforme.
EXPOSITION, jusqu'au 16 février 2014 «Enfer ou paradis : aux sources de la caricature»
En
montrant Luther arriver aux portes de l'enfer accompagné d'une
multitude de démons et d'une sorcière, le peintre assimile le
réformateur au diable et, accessoirement, à la sorcellerie. Ce tableau,
ainsi que son pendant «Entrée de Calvin en enfer», se fondent sur l'idée
que Luther et Calvin se sentent en enfer comme chez eux. Ils répondent à
des gravures protestantes qui placent le pape (ou le clergé catholique)
en enfer ou le transforment en démon. Diaboliser l'ennemi était une
arme récurrente dans la guerre des images qui opposait protestants et le
catholiques aux XVIe et XVIIe siècles ». (Simona Sala, conservatrice du Musée de la réforme)
MUSEE INTERNATIONAL DE LA REFORME
4, rue du Cloître, 1204 Genève (+41 22 319 70 36)
La deuxième illustration : The witches Sabbath © Luis Ricardo Falero
[ Levkievskaja Elena et Marie Tournié ]