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Blog «Les 400 culs»

L'homme qui faisait l'amour avec une rose

En 1886, dans son anthologie de perversions Psychopathia Sexualis, le docteur von Krafft-Ebing évoque le cas d’un nommé X*** «fétichiste des roses» qui dort avec les fleurs et jouit en les embrassant. X*** est vierge. Faut-il y voir un lien avec le conte de la Belle au bois dormant et le solstice des 21 et 22 décembre ? «X*** âgé de 30 ans, ayant fait de bonnes études, est issu d’une famille dans laquelle il n’y aurait pas de maladies nerveuses ni mentales.» Aucune tare congénitale n’explique le
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publié le 6 janvier 2014 à 14h52
(mis à jour le 15 janvier 2016 à 16h49)

En 1886, dans son anthologie de perversions Psychopathia Sexualis, le docteur von Krafft-Ebing évoque le cas d'un nommé X*** «fétichiste des roses» qui dort avec les fleurs et jouit en les embrassant. X*** est vierge. Faut-il y voir un lien avec le conte de la Belle au bois dormant et le solstice des 21 et 22 décembre ?

«X*** âgé de 30 ans, ayant fait de bonnes études, est issu d'une famille dans laquelle il n'y aurait pas de maladies nerveuses ni mentales.» Aucune tare congénitale n'explique le fait que X*** «d'une nature délicatement sensible et quelque peu sentimentale» n'ait jamais trouvé «aucun charme à toucher ou même à embrasser une femme.» Enfant, il trouve déjà un grand plaisir à embrasser des fleurs. «Cependant, il ne se rappelle pas avoir eu une érection en le faisant.» Le déclic a lieu bien plus tard : à 21 ans, il fait la connaissance d'une jeune femme qui porte sur sa jaquette de grosses roses. Il se fiance à elle mais pendant tout le temps qu'il la fréquente – soit 7 ans – il ne la touche pas et reste vierge. Seules les roses l'intéressent. Il achète des roses. Il dort la nuit avec des roses. Il a des érections lorsqu'il embrasse des roses dans son lit. La nuit, il rêve de roses.

«D'après ses souvenirs, l'éjaculation survenait d'ordinaire parce que, dans le rêve, un fort parfum émanait de la rose et que lui-même voyait la fleur en un éclat féérique impossible à décrire avec précision. Pendant tout le temps de ses fiançailles, il recueillait beaucoup de roses, les conservait le plus longtemps possible, notant la date de ses achats, etc.» Les années passent. «Peu à peu, l'affection se refroidit entre X*** et sa fiancée.» Constatant que la relation perd son sens, ils se «rendent leur parole» et c'est alors que, curieusement, X*** cesse de trouver les roses excitantes. La rupture qui l'a plongé dans un fort accès de mélancolie semble tarir sa libido. Un an plus tard, X*** rencontre une autre femme. Il a pour la première fois des relations sexuelles. Le portrait s'achève sur ces lignes : «Les pensées de roses n'ont plus reparu chez X*** ni à l'état de veille ni en rêve».

Pour Krafft-Ebing, ce cas curieux s'explique suivant un enchaînement de circonstances malheureuses : une attirance enfantine pour les roses débouche sur une «association morbide» fleur-femme. Comme sous l'effet d'un charme, X*** ne fait plus que désirer stérilement des fleurs aux tiges hérissées d'aiguillons. On ne peut s'empêcher bien sûr de penser à la Belle au bois dormant, baptisée – selon les versions – «Rose Epineuse», «Fleur-d'Epine», «Rose d'Epine» ou encore «Rose Dormante». C'est l'histoire d'une jeune fille en fleur… à qui le sexe fait peur. Elle préfère rester vierge. Elle s'entoure d'épines qui sont les défenses naturelles de la plante. L'histoire est la suivante : à la naissance de leur enfant, un roi et une reine organisent une fête à laquelle sont conviées les fées du royaume. Sur les treize fées, hélas, seule douze sont invitées. La treizième, vexée, surgit brusquement au moment où la onzième finissait de prononcer son voeu et lance à haute voix ces paroles: «La princesse, quand elle aura quinze ans, se piquera avec un fuseau et tombera morte» puis quitte la salle. La douzième fée qui n'avait pas encore énoncé son voeu peut seulement atténuer l'effet de ce mauvais sort: «Ce n'est pas dans la mort que sera plongée la princesse, mais dans un sommeil profond qui durera cent années.» Suite à cet événement, le roi ordonne de brûler tous les fuseaux du royaume : il est interdit de filer. Le jour de ses quinze ans, la princesse visite le château. Elle se rend dans une tour occupée par une vieille femme en train de filer. Curieuse, elle attrape le fuseau, se pique le doigt, et – suivant la prédiction – tombe dans un profond sommeil. Ce sommeil se répand sur le château qui est alors encerclé d'une haie d'épines. Tous ceux qui tentent de traverser la barrière végétale pour atteindre celle que la légende nomme Fleur-d'Epine, sont réduits en lambeaux. Un siècle passe. Et c'est alors qu'un prince décide d'affronter à son tour la muraille de ronces qui, devant lui, se transforme en massif de fleurs épanouies. Le voilà devant la belle endormie. Son baiser la réveille… baiser suivi de noces.

Comment comprendre ce conte ? Pour le psychanalyste Bruno Bettelheim, c'est l'histoire d'une jeune fille qui, ayant ses premières règles, confrontée à la vision de son sang, se réfugie dans une sorte de coma afin d'échapper à l'angoisse. Elle ne veut pas devenir adulte et il faudra attendre qu'elle soit prête pour qu'un garçon, enfin, puisse éveiller en elle un désir… Pour le folkloriste Pierre Saintyves, c'est l'histoire d'un interdit lié à l'usage des fuseaux. Au solstice d'hiver (1), c'est à dire les 21 ou 22 décembre, sous l'ancien régime, il était en effet conseillé d'arrêter les roues de toutes sortes, y compris ceux des fileuses de laine. Interdiction d'utiliser le rouet, la quenouille et le fuseau ! Pourquoi ? «Dans la société traditionnelle, en magie imitative, filer c'est lier, et bobiner c'est enchainer; filage et bobinage risqueraient donc de freiner le mouvement du renouveau ou les premiers pas de l'année nouvelle ?», suggère Saintyves. L'anthropologue Anne Monjaret confirme : «En cessant de faire tourner des objets circulaires, on pensait agir par symbole interposé sur les astres et faciliter le bon déroulement de la modification cyclique. Le soleil disparaît pour mieux renaître, un peu comme la princesse, qui, encore pubère, s'endort avant de passer dans la catégorie des épousées. Le temps figé peut être compris comme un état de marge rendu possible par la piqure qui engendre le sommeil.»

Mais le conte est si riche qu'il est possible d'y agréger bien d'autres significations… raison pour laquelle Anne Monjaret suggère quelques pistes supplémentaires de réflexion. «On peut se demander si l'interdit de filer ne souligne pas indirectement le fait que jusqu'à l'âge de quinze ans, les filles n'ont guère accès à cette activité. La piqure du fuseau annoncerait donc l'entrée dans la classe d'âge autorisée à pratiquer le filage et par la même viendrait signifier le nouvel état de la jeune fille.» Agée de 15 ans, la princesse a maintenant des menstrues que l'on nomme alors joliment «tante Rose» et qui préfigurent le sang de la défloration (2). «Le filage même, technique de transformation de la matière, renvoie aux changements corporels et sexuels que connaîtront les filles», ajoute Anne Monjaret, en soulignant que la plupart des plantes associées aux jeunes filles possèdent des épines, comme s'il fallait inscrire l'idée de la piqure (du sang) dans celle de la féminité. Pas de transformation possible sans douleur.

Les épines qui cèdent le pas aux floraisons symbolisent donc non seulement la saison stérile (qui laisse la place au printemps), la nuit la plus longue de l'année (qui annonce le retour du soleil), mais la nubilité (qui précède l'âge adulte)… Nubilité marquée par la peur du sexe : il s'agit de s'en protéger. La muraille de ronces qui entoure le château protège la belle endormie comme ces épingles dont les mères truffent la coiffe et la robe de leur fille afin qu'elle ne se fasse pas peloter. Dans le Mâconnais, Anne Monjaret note malicieusement qu'il existe d'ailleurs une expression «epenessi sa foeye» ou «épinasser sa fille» qui désigne le fait de l'entourer, au figuré, d'épines, pour la protéger de prétendants trop nombreux. «Qui s'y frotte s'y pique !». «C'est ainsi que la haie ne fleurit qu'à l'approche du mariage, moment où, dans certaines communes, on choisit la plus vertueuse des jeunes filles – surnommée justement «la rosière» – que l'on couronne et que l'on dote. Avec cet acte s'achève le temps du cycle végétal qui accompagne le temps de l'épanouissement des filles et commence celui de la reproduction.»

Les roses racontent des histoires de cycle. L’année qui compte 12 mois possède un temps intermédiaire, un temps durant lequel une fée, la treizième, suspend le cours des choses… La rose évoque ce temps-là, suspendu et figé comme celui du sommeil, où nous pouvons tous et toutes nous réfugier à l’abri dans un rêve, protégés du réel par l’espoir de pouvoir un jour s’épanouir. Et c’est peut-être la raison pour laquelle le fétichiste des roses aimaient si fort coucher avec elles… dans l’attente du moment où il se sentirait prêt. Dans l’attente de cette aurore qui a, dit-on, des «doigts de rose»…

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CET ARTICLE FAIT PARTIE D'UN DOSSIER EN TROIS PARTIES SUR LES AIGUILLES ET LES EPINGLES : Première partie : L'homme qui faisait l'amour avec une rose / Deuxième partie : Epingler l'homme de sa vie / Troisième partie : Le destin de la feme est-il celui du sang ?

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A LIRE : «De l'épingle à l'aiguille», d'Anne Monjaret, dans la revue L'Homme n° 173, janvier-mars 2005.

NOTES

Note 1/ L'interdit valait aussi pour le 25 novembre, jour de célébration de la patronne des vierges et des couturières, Sainte Catherine. Ce jour-là, les jeunes filles non-mariées devaient poser une coiffe sur la tête de la statue, et la fixer à l'aide d'épingles. Les épingles renvoient bien évidemment à l'idée d'épine de rose. «En outre, la roue semble symboliser le soleil; elle est l'un des attributs de sainte Catherine d'Alexandrie qui, d'après la légende, aurait été martyrisée sur une roue.» Source : «De l'épingle à l'aiguille», d'Anne Monjaret, dans L'Homme, 173, janvier-mars 2005. Note 2/ Le fuseau est de forme phallique. Se piquer le doigt sur le fuseau est donc annonciateur de l'acte sexuel qui marquera le passage à l'âge adulte.

Illustration : l'écrivain Mishima, photographié par Eikô Osoe, dans l'album-culte «Killed by Roses» («tué par les roses», également titré «Ordeal by Roses»), Ba-ra-kei, 1961–1962.