Compositeur des
Gnossiennes
et des
Gymnopédies
, Erik Satie est aussi l’auteur de l’oeuvre la plus longue du monde :
Vexations
. Composée suite à une rupture amoureuse, cette œuvre dure entre 15 et 24h (selon le tempo choisi par le pianiste), à la façon d’un refrain obsédant. Le refrain du diable. Ca fait quoi d’être quitté(e) ? La réponse en musique.
Connaissez-vous cette femme ?
Le portrait (1880), de Pierre Puvis de Chavanne, porte le nom de la modèle : Suzanne Valadon. On la retrouve dans cette toile de Modigliani…
La reconnaissez-vous,
dans ce tableau d’Auguste Renoir ?
Et là, en train d’attendre dans un bar, sous l’oeil peut-être jaloux de Toulouse-Lautrec ?
Ou de se baigner sur cette toile d’Edgar Degas ?
Avec son fils, le futur peintre Utrillo ?
De cette femme, les artistes montmartrois des années 1880-90 ont fait leur star. Mais, à l’origine, Suzanne Valadon n’est rien d’autre qu’une fille de la rue. Née sans père, élevée sans amour, Suzanne se débrouille pour vivre seule. Elle travaille depuis ses neuf ans. Elle fait tous les métiers : tour à tour blanchisseuse, palefrenière, serveuse, vendeuse à charrette, assistante d’une couturière, elle entre dans un cirque à 15 ans et se destine au métier de trapéziste jusqu’à ce qu’un an plus tard une chute brise ses élans. Elle devient alors modèle pour les peintres de Montmartre et la mère, à 18 ans, d’un garçon (Utrillo) dont on ne saura jamais qui était le père : Toulouse-Lautrec ? Auguste Renoir ? Puvis de Chavannes ? Peu importe. Suzanne Valadon est une femme excessivement intempérante. Elle porte à son corsage des carottes, elle apprend la peinture (Degas ne cesse de l’encourager) et elle vit avec un chèvre qu’elle prétend nourrir de ses croquis ratés…
Un jour — est-ce à l'Auberge du Chat noir ? — alors qu'elle boit en compagnie d'un de ses amants, elle se met à parler avec un pianiste au look de Bohémien. Il a été embauché trois francs six sous pour accompagner le chansonnier. Barbe hirsute, cheveux longs, costume sombre, lavallière et pince-nez. On l'appelle «Monsieur le pauvre». Il est aussi connu sous le nom de gymnopédiste. Il s'appelle Erik Satie et la légende veut qu'au bout d'à peine une heure de conversation, Erik Satie tombe fou amoureux d'elle au point qu'il la demande en mariage, La présence de l'amant ne le dérange apparemment pas. Problème : il est 3 heures du matin. Satie commentera : «Une heure impossible pour aller à la mairie», avant d'ajouter : «Après, il était trop tard, elle avait trop de choses en tête pour songer à se marier».
La suite est tout aussi loufoque. Leur relation dure cinq mois. Ils font voguer des petits bateaux en papier dans le bassin du parc du Luxembourg. Elle s'installe rue Cortot dans une chambre voisine de chez Satie. Il lui offre un collier de saucisse. Elle fait son portrait à l'huile et lui s'amuse à la crayonner. Il lui dédie une oeuvre minuscule «Bonjour Biqui». Un jour de conflit, il compose aussi les Danses gothiques, directement inspirées de leur passion conflictuelle. Puis un soir, le 17 juin 1893, c'est la fin.
Dans Correspondance presque complète, l'historienne Ornella Volta raconte que «Satie répandait volontiers deux versions différentes de leur rupture. Selon la première version, il serait allé un jour à la gendarmerie la plus proche pour demander qu'on le libère de cette femme qui l'envahissait ; selon la seconde version, il n'y serait allé que pour s'accuser de l'avoir défenestrée dans un mouvement de colère, et sans doute tuée. Accourus sur place, les gendarmes n'avaient cependant pas trouvé de cadavre, car son entraînement d'acrobate avait permis à la jeune de femme de sortir sans dommage de cette aventure».
Bien qu'il en fasse le sujet de plaisanteries, Erik Satie ne se remet pas de cette rupture. Il parle d'une «solitude glaciale remplissant la tête de vide et le coeur de tristesse.» De toute sa vie, il n'a eu qu'une seule et unique «liaison d'amour», selon ses propres termes. Comme pour bien s'en rappeler, il le calligraphie à l'encre bleue et rouge, sur une pancarte ornée d'une mèche de Suzanne avec les dates de début et de fin de leur relation : du 14 janvier au 17 juin de l'an de grâce 1893. Après quoi, «comme pour se punir lui-même, il compose Vexations, un thème construit à partir d'une mélodie courte, à propos de laquelle il note (1) : «Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses.»
Que signifie cette étrange recommandation ? Satie n'a jamais expliqué le sens de Vexations qui ne sera d'ailleurs jamais jouée de son vivant. La seule trace qu'on en garde, c'est la partition, recouverte comme de signes ésotériques par sa main. En tout : 144 notes et 52 pulsations. Pour tout dire rien, ou presque. Il s'agit plus d'un fragment que d'une œuvre et ce fragment, très lent, quoique non mesuré, doit être joué 840 fois de suite (2).
Pourquoi 840 fois ? On ne le saura jamais. De cette pièce inédite, jamais interprétée du vivant de Satie, le compositeur américain John Cage — grand admirateur de Satie — fera publier la première transcription en 1949 mais il faudra attendre encore 14 ans avant de pouvoir l'entendre en intégralité. Le 9 septembre 1963, John Cage, encore lui, organise à New York, dans une petite salle de théâtre de boulevard (le Pocket Theater), devant un public de beatniks, de branchés et de journalistes (qui se relayent) le premier récital-marathon de l'histoire de la musique. ça commence à 18h00 et jusqu'à l'heure du déjeuner du jour suivant, onze pianistes (4) se succèdent non-stop pour exécuter la ritournelle au piano par tranches de 20 mn. En tout, la performance dure 18 heures et 4 minutes. Une seule personne dans le public reste du début à la fin, ce qui fait l'objet d'un quizz télévisuel à grande audience. Les médias sont enthousiastes. D'autant plus enthousiastes que John Cage affirme que cette œuvre, exécutée 840 fois de suite, exerce certainement une influence sur la perception du monde. Satie, estampillé compositeur de musique psychédélique ?
Le Guiness Book des records, qui a dépêché sur place un huissier pour constater les faits, délivre en tout cas un certificat officiel à Vexations : elle gagne le titre de «pièce de piano la plus longue de l'histoire.» Mais, 18 heures ce n'est pas assez. Et surtout, 11 interprètes c'est trop. En 1967, un jeune pianiste nommé Richard Toop se met au défi d'exécuter Vexations en entier. Il pousse le masochisme jusqu'à respecter l'indication de Satie à la lettre : «très lent.» Son récital dure 24 heures. Un journaliste du New Yorker commente : «C'est devenu un rite de passage. Avec la multiplication des performances, la légende s'est amplifiée. Chaque génération accouche d'une flopée de jeunes et ambitieux pianistes désireux d'attaquer la pente de cet ésotérique Mont Everest. Les récitals sont devenus pour moitié des concours d'endurance, pour moitié des quêtes mystiques. Et tous ceux qui ont, successivement, payé leur tribut à Satie et Cage l'ont fait en espérant trouver l'illumination par la musique.»
L'exécution de cette œuvre est considérée comme une forme d'envoutement presque insupportable. De façon étrange, alors qu'elle dure seulement une minute, les pianistes ont beau la répéter ils ne parviennent pas à lâcher la partition des yeux. C'est du moins ce que beaucoup prétendent… Dans le public non plus, il semble que personne ne soit capable —même au bout d'une heure d'écoute (60 fois le même morceau en boucle !)— de chanter la mélodie correctement en entier. C'est une spirale de petites notes diaboliques, impossibles à retenir, dont le thème inaugural d'abord harmonisé en accords de trois sons puis en notes inversées, échappe à toute tentative de mémorisation. La structure circulaire de Vexations semble ne devoir jamais s'arrêter et pour cause : elle n'a ni début ni de fin… Autant dire qu'elle relève du purgatoire mental.
Après la rupture, il semble que Satie n'ait jamais cessé de lui envoyer des lettres d'amour. Et lorsqu'il est mort, le 1er juillet 1925, les personnes qui ont pénétré dans sa chambre d'Arcueil, —chambre dans laquelle Satie n'avait jamais autorisé personne à entrer et «dont le précédent locataire (pour en situer et le confort et le standing) était le fameux clochard Bibi la Purée» (5)— trouvent, accroché au mur le portrait à l'huile que Suzanne avait fait de lui… à côté du portrait au crayon que lui avait fait d'elle.
(1) Dans Eros en Hurepoix, qui énumère les petites histoires dont les départements du sud Paris ont été le théâtre, Jean-Pierre Bourgeron raconte que Suzanne Valadon, fut la seule et unique relation amoureuse connue de Satie, même s'il a également songé prendre pour compagne une chanteuse à succès de l'époque, Paulette Darty. Il a composé pour elle, notamment, Je te veux qu'il lui a dédié en 1904 dans sa version pour piano seul. «J'aspire à l'instant précieux où nous serons heureux. Je te veux», dit le refrain. Mais Paulette n'était probablement qu'un béguin pour rire. Le livre Eros en Hurepoix est à commander directement à J-P. Bourgeron, 13 Rue des Palis, 45110 Chateauneuf sur Loire. 34,90 euros franco de port sur la France.
(2) «La partition de Vexations se compose d'un thème court joué à la basse, puis du même thème harmonisé (Variation 1), suivi du thème court, et de ce même thème ré-harmonisé. Bref, la structure est circulaire, et le tout est ensuite joué... 839 fois !». Source : partitions-piano.fr
(3) La pièce a été redécouverte de partir de 1949 (imprimé par John Cage en Contrepoints n°6). La première publication aux Etats-unis est réalisée en 1958, en fac-similé. En 1969, les Éditions Max Eschig commercialise une collection «Pages mystiques», où les Vexations d'Erik Satie figurent avec les Gymnopédies et les Gnossiennes.
(4) Parmi les pianistes : John Cale (qui deviendra le co-fondateur du Velvet Underground), la danseuse Viola Farber, les compositeurs expérimentaux David Tudor, Christian Wolff et David Del Tredici.
(5) «Dans la "Maison des quatres cheminées", à Arcueil, où il vit depuis la toute fin du dernier siècle, sa chambre ― dont le précédent locataire (pour en situer et le confort et le standing) était le fameux clochard Bibi-la-Purée ― est une vraie fournaise, au mois de juillet ; chambre où d'ailleurs, les trente ans qu'il y vivota, n'entrèrent jamais que quelques chiens errants». Source : lesideesheureuses.over-blog.com/
Photo liberation.fr CC BY Flickr par Naveg