Pour faire un bébé, mettez du sperme mâle avec du sperme femelle. Touillez. Laissez reposer neuf mois… Pendant plus de mille ans, la recette semble marcher. Quand ça ne marche pas, le mari est accusé de n'avoir pas fait jouir son épouse. L'épouse est soupçonnée de ne pas connaître les gestes les plus élémentaires de la masturbation. Une frigide ne peut concevoir, affirment les «séministes», qui préconisent jusqu'à 5 orgasmes par nuit… parce qu'au cinquième, elle est vraiment «béante».
En 1736, quelques mois après son mariage, l’impératrice d’Autriche Marie-Thérèse consulta son médecin parce qu’elle s’inquiétait de n’être toujours pas enceinte. Le médecin lui dit : «
Praeterea sentio vulvam Sacratissimae Majestatis ante coitum diutius esse titillandam
», ou «
Je suis de l’avis que la vulve de votre très Sainte Majesté devrait être titillée pendant un certain temps avant l’acte.
» Le conseil porta ses fruits puisque l’impératrice eut 16 enfants. Elle laissa, avec son époux, le souvenir d’un couple d’amants passionnés. Ils faisaient l’amour «
par plaisir et non plus par obligation
», expliquent Yves Ferroul et Elisa Brune dans leur livre
. S’il faut les en croire, jusqu’au 18e siècle, en Occident, la plupart des médecins prescrivent l’orgasme. Il faut jouir pour faire de beaux enfants. Plus précisément, il faut «décharger» pour devenir féconde. La croyance veut en effet que la femme ait
[ les mêmes organes sexuels que l’homme ]
, mais situés à l’intérieur de son corps. Si la femme a des testicules, produit-elle du sperme ? Hippocrate (460-370 avant J.-C.) défend cette idée.
«
Hippocrate avait affirmé que la femme aussi bien que l’homme émettait de la semence lors du climax sexuel. Il fallait donc jouir pour concevoir, ce qui fut bientôt infirmé par les faits, mais on continua à penser que l’orgasme féminin jouait un rôle d’une manière ou d’une autre dans le succès de la fécondation.
» La théorie de la «
double semence
» (combinaison de sperme mâle et de sperme femelle, seule capable de porter des fruits) ne passe pas l’épreuve de la réalité. Mais cela arrange probablement trop de monde pour qu’on cesse d’y croire. «
Déjà, certaines femmes grecques ne craignaient pas de revendiquer leur jouissance parce que c’était la condition «scientifique» de la fécondité. Il y eut ainsi, du moins dans l’un des courants de la culture occidentale, une forme de reconnaissance du plaisir féminin
», concluent Yves Ferroul et Elisa Brune. Ce courant, qui part d’Hippocrate, c’est celui dont Galien devient le doctrinaire. Au 2e siècle après J.-C., Galien, passionné d’anatomie génitale, établit qu’il n’y a absolument aucune différence entre les organes de l’homme et ceux de la femme, à un détail près : la femme possède ses organes à l’intérieur.
La théorie selon laquelle la femme a des testicules fait l’unanimité. En revanche, personne ne sait très bien si ces testicules femelles produisent vraiment du sperme… La nature du fluide séminal féminin fait l’objet d’intenses spéculations. Pour Aristote, seul l’homme produit une semence féconde. Pour Galien, il faut nécessairement deux semences, masculine et féminine, pour procréer. Galien en veut pour preuve que les enfants partagent les traits de leur père et de leur mère. Beaucoup de savants se rangent à son avis. On les appelle les «galéniques» ou encore «séministes». Ils font à ce point autorité que l’Eglise elle-même se range à leurs vues. Puisque les médecins séministes affirment qu’il faut faire jouir la femme afin qu’elle donne la vie, les théologiens encouragent les épouses au plaisir : l’absence d’orgasme serait un péché dans le cadre conjugal. Si l’homme ne parvient pas à les satisfaire, c’est à elles de faire les gestes nécessaires... Des clercs conseillent la masturbation féminine (1). D’autres, qui se réclament d’Aristote, protestent contre ces encouragements…
C’est ce que Lydia Vazquez baptise avec humour «
la querelle du sperme
» : Dans une étude passionnante (
: libération ou asservissement ?)
, elle se régale des divergences concernant le plaisir féminin. Il y a ceux pour qui ils est «
absurdissimum
» de penser que la femme, de tempérament froid, puisse produire quoi que ce soit d’aussi chaud et bouillonnant que du sperme. Pour eux, la femme ressemble à un enfant par son corps gracile, sa voix, son absence de barbe et puisque l’enfant n’a pas de semence
ergo et mulieres
. Elle n’a pas besoin de jouir, disent-ils, allant jusqu’à soutenir qu’une femme prenant son bain dans une eau contenant du sperme pourrait tomber enceinte sans même s’en apercevoir. Pour les galénistes, au contraire, si la femme est capable de jouir, c’est forcément qu’elle éjacule : le plaisir n’est-il pas lié à l’émission de la semence ? Ils ajoutent que si les veuves ou les vierges restent trop longtemps «sans homme», elles sont atteintes d’hystérie, de vapeur et de vertiges parce que leur matrice suffoque de n’avoir pas pu «décharger»… Le trop-plein de sperme accumulé les engorge. Faites-les jouir !
A la Renaissance, le combat fait toujours rage parmi les savants. Mais il semble que pour le commun, l’orgasme féminin soit largement considéré comme «
un signe de réussite dans l’acte de génération.
» Ambroise Paré et Jean Liébault soutiennent, au 16e et au 17e siècle, que la cause la plus fréquente de stérilité est la frigidité. Si la femme éprouve peu de plaisir, expliquent-ils, non seulement elle n’émet pas de fluide mais en «
crispant l’orifice utérin
», elle expulse le sperme masculin. Jouir, il faut jouir ! En 1668, François Mauriceau, dans un ouvrage sur les maladies des femmes soutient avec ferveur que le problème de la stérilité est dû «
à l’insensibilité de quelques femmes, qui ne prennent aucun plaisir au déduit vénérien
». Les malheureuses, il faut les faire jouir. Il vante alors le charme des femmes excitées avec une ferveur contagieuse : «
Lorsqu’elles prennent goût, la matrice désireuse et avide de cette semence, s’entrouvre, et se rend comme béante pour la recevoir, et pour s’en délecter dans l’instant
».
En 1686, Nicolas Venette, partisan déclaré de la double semence, publie un best-seller intitulé
[ Tableau de l’amour conjugal, ou l’Histoire complète de la génération de l’homme ]
, qui s’étale aussi avec beaucoup d’enthousiasme sur les copulations réussies. «
C’est le premier traité de sexologie en Occident
», affirme Lydia Vazquez. Son succès est tel qu’il est non seulement réédité 23 fois tout au long du 18e siècle, mais traduit en plusieurs langues. Venette y multiplie les conseils pour que le coït soit «
fructifère
» : «
Tout en acceptant que la femme met plus de temps à jouir, le Rochelais s’adresse à ses lecteurs mâles pour leur expliquer les meilleurs moyens d’y contribuer : ils signale toutes les drogues classiques pour faire durer l’accouplement (dont l’opium et la cantharides), puis il conseille la reprise des ébats après la perte des esprits jusqu’à cinq fois, car c’est à ce moment-là que la femme, selon lui, est vraiment excitée
» :
On comprend, à lire ce texte, pourquoi la théorie absurde (2) du sperme féminin a pu survivre plus de 10 siècles… Hélas, cette théorie ne survit pas aux découvertes biologiques de l’ovaire et du spermatozoïde. Yves Ferroul et
: «
Le progrès n’étant pas toujours facteur de progrès, c’est bien la vérité sur la procréation, établie pour de bon au 19e siècle qui renvoie l’orgasme féminin aux oubliettes. Finie l’idée que les femmes émettent, au même titre que les hommes, leur semence en plein coït.
» Ainsi que le dévoilent les savants, l’ovulation se fait en mode automatique, déconnectée de toute activité sexuelle. Le plaisir devient superflu. Il ne reste plus à la femme qu’à jouer le rôle ennuyeux de simple réceptacle : elle doit recevoir le produit des émois masculins, ainsi qu’une terre fertile et toujours prête. Adieu les séministes. Place aux féministes, à qui revient la lourde tâche d’obtenir le plaisir… pour rien. Le plaisir pour le plaisir, sans bébé à la clé.
PLUS D'INFORMATIONS POUR CEUX QUI PENSENT QUE LA JOUISSANCE EST LIEE A LA FECONDITE : «Pourquoi la femme a-t-elle des orgasmes ?».
Illustration utilisée pour le post : publicité pour le parfum Opium (Yves Saint Laurent). Photo sur la page d'accueil de liberation.fr CC BY Flickr Certains droits réservés parDaniele Dalledonne LittleO2