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Libération

Nous sommes un public

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publié le 28 février 2014 à 17h06

Parmi les réflexions proprement sociologiques que le développement de la presse capitaliste suscita à la fin du XIXe siècle, celle de Gabriel Tarde (1843-1904) demeure d'une grande actualité. Ce sociologue à l'originalité remarquable proposa de définir le phénomène, éminemment moderne, du journal, non par sa forme ou son discours mais par les effets qu'il produit. Ainsi envisagé, le propre des journaux, suggéra-t-il, tient à leur capacité à produire des publics. Des publics, c'est-à-dire des «groupements d'ordre supérieur» créant entre les individus une relation sociale d'un nouveau type, car irréductible à tout lien d'interconnaissance et, a fortiori, à tout rapport de parenté (1). Les publics rassemblent des gens qui ne se connaissent pas et qui ne se rencontreront jamais mais dont les attentes sont rendues convergentes et synchrones par le journal qu'ils ont en commun le fait de lire. C'est dire que, s'il ne conduit pas ses lecteurs à penser la même chose, le journal les conduit toutefois à penser aux mêmes choses : là est son véritable pouvoir. Selon Tarde, plus nombreux nous sommes, grâce à la presse, à tourner simultanément nos regards vers les mêmes événements et à avoir la conscience que d'autres le font en même temps que nous, plus nous formons un public. Et plus il est alors possible de dire que le journal que nous lisons exerce sur nous une influence - laquelle ne résulte pas de son supposé pouvoir de suggestion mais bel et bien du public que, par son t