lance excédé Martin Schulz en arrivant dans ses vastes bureaux de Strasbourg, précédé d’un huissier. Il en rêvait pourtant de ce perchoir qu’il occupe depuis janvier 2012. Il a rapidement déchanté : à part serrer des mains et sourire aux côtés des grands d’Europe et de ce monde, un président de Parlement européen ne sert pas à grand-chose. Lui qui a dirigé d’une main de fer entre 2004 et 2012 le groupe socialiste du Parlement, le second en importance, sait ce qu’il a perdu en pouvoir.
«Je ne veux pas vivre enfermé, je suis un être social, j’ai besoin de contact avec les gens»,
lâche-t-il agacé devant ses assistants qui lui rappellent les contraintes de son agenda : il a une heure devant lui, pas plus.
Mais son agacement, un rien surjoué, ne doit pas faire illusion. Martin Schulz sait que la case potiche était un passage obligé dans sa stratégie de conquête du pouvoir : elle lui a permis de s’imposer sans coup férir, comme tête de liste des socialistes européens, ce qui a fait de lui leur candidat à la présidence de la Commission. Et les sondages lui sourient : les premières projections donnent les socialistes en tête pour la première fois depuis 1999. Son graal est à portée de main : s’il parvient à constituer une majorité au lendemain du 25 mai, il s’installera dans le fauteuil de Barroso, le président sortant.
Martin Schulz, 58 ans tout juste, est unacteur madré : lui, l'Allemand, sait s'emporter comme un Latin, pour mieux faire déraper ses adversaires et empocher la mise.«Avec Daniel Cohn-Bendit, on a la même tendance à la folie, on aime le spectacle»,reconnaît-il. Son quart d'heure warholien, il l'a eu le 2 juillet 2003. Alors vice-président du groupe socialiste, il s'en prend violemment au président du Conseil italien, Silvio Berlusconi, venu à Strasbourg présenter le programme de sa présidence tournante de l'Union qui a débuté la veille. «Sua Emittenza» venait de réussir un sans-faute, parvenant même à séduire des eurodéputés méfiants. Martin Schulz lance alors que Nicole Fontaine, ancienne présidente du Parlement, lui a évité la prison en 2000, en faisant traîner une demande de levée d'immunité parlementaire (Berlusconi était alors eurodéputé) émanant de la justice espagnole. Sous-entendu : sans cette complicité, vous n'auriez pas gagné les élections. Silvio Berlusconi part en vrille : «M. Schulz, je sais qu'en Italie il y a un producteur qui est en train de monter un film sur les camps de concentration nazis : je vous proposerai pour le rôle de kapo. Vous êtes parfait !» Tollé. «J'avais soigneusement préparé mon intervention avec des collègues italiens. Je savais qu'en l'attaquant sur ses affaires judiciaires, il exploserait», raconte-t-il, l'air gourmand. Les médias du monde entier s'emparent de l'affaire, projetant Schulz, jusque-là obscurbackbencher («député de base») sur le devant de la scène. C'est le début de son irrésistible ascension. En 2004, il profite de la division des socialistes français entre proeuropéens et eurosceptiques : après leur victoire aux élections européennes, ils forment la délégation nationale la plus importante pour s'imposer à la tête du groupe socialiste. Incapables de choisir l'un des leurs, ils se résignent à laisser la place à cet Allemand truculent. Au fond, n'est-il pas «presque» français ?
Né à Eschweiler, à côté d'Aachen (Aix-la-Chapelle), à deux pas de la France, mais aussi de Liège et de Maastricht («la région la plus européenne»), il parle un français presque parfait appris sur les bancs de l'école. Il est ami avec Marylise Lebranchu depuis qu'il a acheté une maison à Morlaix («nous étions voisins»), ville qu'il a jumelée avec Würselenlors de son mandat de maire entre 1987 et 1998. Un socialiste allemand fédéraliste faisant l'unanimité de la famille socialiste française, il n'y avait que Schulz pour réussir ce coup.
En 2009, il montrera son absence d'état d'âme en éjectant la socialiste Pervenche Berès de la présidence de la puissante commission des affaires économiques et monétaires pour y placer une libérale démocrate britannique, prix de l'accord de grande coalition qu'il a conclu dans le dos des Français, avec les conservateurs du Parti populaire européen (PPE) et les libéraux afin de sécuriser sa demi-présidence à venir. En vertu de ce deal, la première moitié du mandat revient au conservateur polonais Jerzy Buzek, la seconde, à partir de janvier 2012, à lui-même. Les socialistes l'ont encore en travers de la gorge et aiment décrire un Schulz «limité intellectuellement».
Cadet d'une fratrie de cinq, entré à 19 ans au SPD, il a deux convictions chevillées au corps : la social-démocratie et l'Europe. Né aux confins de trois frontières dans un milieu modeste (grand-père mineur, père maréchal-ferrant devenu policier après la guerre), il a été élevé dans le souvenir des deux guerres mondiales et connaît le prix des divisions et des nationalismes européens.«Mon père, Jakob, un Sarrois, avait 6 ans quand il a vu les troupes françaises arriver, en 1918. Il a d'ailleurs longtemps cru que tous les Français étaient noirs.»Ce père, musicien autodidacte, se retrouve en 1939 dans un orchestre de la Wehrmacht avant d'être versé dans l'artillerie et envoyé en France puis à l'Est et enfin en Normandie en 1944, où il est fait prisonnier par les Britanniques.
L'engagement à gauche vient de la mère, «politisée, catholique, mais très à gauche. Son père, mon grand-père, couvreur d'églises, était très fier de ne jamais avoir dit «Heil Hitler», car Heil signifie «bonheur». C'était très dangereux à l'époque. Il a aussi interdit à ses enfants de s'inscrire dans des organisations de jeunesse nazies. Ils en ont beaucoup souffert.» Würselen, la ville dont il fut maire et où il créa sa librairie en 1982 (vendue en 1994), a payé un lourd tribut : «Détruite à 80%.»
La guerre, l'Europe, les deux faces d'une même médaille. «Chez nous, un député européen est presque plus important qu'un député national», affirme-t-il. Il se présente une première fois en 1989 avant d'être élu en 1994. Il sera réélu en 1999 (il abandonne son mandat de maire en 1998 «pour [s]'investir totalement comme député européen»), en 2004 et 2009. En 1999, il devient membre du bureau du SPD, marque de l'importance de son mandat.
Marié à une architecte paysagiste, père d'un fils de 27 ans et d'une fille de 24 ans qui aussi parlent le français, Schulz, proche de l'ancien chancelier Schröder, espère bien être l'homme qui réorientera l'Europe : «L'Union est dans un état lamentable. Comme le dit Wim Wenders, «l'idée européenne est incontestée, mais l'idée est devenue l'administration et les gens prennent l'administration pour l'idée». Je compte donc changer l'administration, pas l'idée. Avec la grande coalition allemande, François Hollande en France, Enrico Letta en Italie et les petits Etats membres, on a une fenêtre d'opportunité pour rééquilibrer l'Union.» Une Europe moins intergouvernementale, moins austéritaire, plus sociale. Il veut croire que c'est possible, maintenant.
Photo Thomas Vanden Driessche
N.B.: portrait paru dans Libération du 2 mars.