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Blog «Les 400 culs»

Cachez cette vulve que les Japonais ne sauraient voir

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Elle veut créer toutes sortes d’objets en forme de sa vulve : des boîtiers pour téléphone portable, des lits, des bateaux… Megumi Igarashi, arrêtée le 12 juillet dernier pour obscénité, relaxée 6 jours plus tard, va-t-elle changer la loi qui, au Japon, censure la représentation génitale ? «On ne voit jamais de vulve dans les médias, alors avant je ne savais pas à quoi ça ressemblait. Je pensais que la mienne était sûrement moche. J’ai fait un moulage pour voir. Mais en regardant le moulage, je l
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publié le 23 juillet 2014 à 11h28
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

Elle veut créer toutes sortes d’objets en forme de sa vulve : des boîtiers pour téléphone portable, des lits, des bateaux… Megumi Igarashi, arrêtée le 12 juillet dernier pour obscénité, relaxée 6 jours plus tard, va-t-elle changer la loi qui, au Japon, censure la représentation génitale ?

«

On ne voit jamais de vulve dans les médias, alors avant je ne savais pas à quoi ça ressemblait. Je pensais que la mienne était sûrement moche. J’ai fait un moulage pour voir. Mais en regardant le moulage, je l’ai trouvé très ennuyeux, alors je l’ai décoré pour le rendre plus mignon.

» Megumi Igarashi, artiste japonaise de 42 ans, vend depuis quelques années des moules en plâtre de sa vulve qu’elle colore et qu’elle transforme en paysages miniatures au milieu duquel des petits hommes en plastique évoluent comme si de rien n’était : parfois sa vulve se transforme en terrain de golf, parfois en terrain d’alunissage. Elle prend comme nom d’artiste 6d745, ce qui se lit r

oku-de-na-shi-ko

, et peut s’écrire ろくでなし子. Traduction : «bonne à rien», «fille dissipée».

Elle baptise ses œuvres deco-manko, c'est-à-dire «déco vulve», utilisant avec insistance le mot manko qui choque : on lui préfère généralement la désignation vague asoko, «par-là». Mais Rokude ne veut pas faire de sa vulve quelque chose situé «par-là» et sur lequel il suffit de s'asseoir pour faire comme s'il n'existait pas. Elle l'orthographie man-naka (まん中) ce qui signifie «le centre» et en fait peu à peu le support d'un combat.

Son objectif : réhabiliter la vulve dans le paysage visuel japonais. Il s'avère que le code pénal japonais (article 175, condamnant ce qui est désigné sous le terme très flou d'«obscénité») n'autorise la représentation des organes génitaux qu'à certaines conditions dont même les spécialistes ne parviennent pas très bien à cerner la logique… La représentation réaliste des organes est totalement interdite dans le domaine du cinéma, du jeu vidéo et de la photographie. Les sucettes en forme de vulve, les ex-votos génitaux, les masques obscènes et les sculptures «faites pour appeler la joie» sont en revanche autorisés dans le cadre des sanctuaires shintô ou des fêtes liées au rythme des saisons. Par ailleurs, il est aussi possible d'acheter des ersatz de vagin ultra-réalistes en élasthanne pour se masturber et qui sont vendus, officiellement, sous le nom de «jouet». Il est même possible, depuis environ 9 ans, de publier des mangas explicites… à condition de laisser un trait noir symbolique en travers du dessin. La censure est donc devenue quasi inexistante pour tout ce qui concerne le graphisme «immobile». Mais les censeurs veillent au grain, toujours prompts à condamner la vision du vrai qui se donnerait ouvertement pour telle. Et c'est pourquoi Megumi refuse de tourner autour du manko.

Ses œuvres sont d'abord en vente dans un sex-shop pour les femmes (Love piece club), caché dans un quartier résidentiel de Tokyo. Mais elle ne veut pas de cette discrétion. «Je veux faire un avion avec ma vulve, une maison-vulve, une porte-vulve, un lit-vulve…», s'exclame-t-elle. Dans un mini-reportage mis en ligne en novembre 2013 sur Metropolis, elle défend son grand projet : prendre une empreinte scanner en 3d de sa vulve et fabriquer avec un «bateau de deux mètres de long avec lequel je pourrai prendre le large.» Le kayak de ses rêves porte le nom de 3DMKBOAT, c'est-à-dire «bateau-vulve trois D» de Rokude. Il a la forme de son sexe, mais n'existe qu'à l'état de schémas numériques. Comment faire sans argent ? Pour le construire, Megumi lance d'abord un appel à financement par crowdfunding. Sur la page de son projet, elle promet de diffuser aux contributeurs l'intégralité des étapes et des données de ses travaux («Selon le niveau de votre soutien, je serais ravie de vous donner les données de mon sexe», annonce-t-elle sans détour). Le 25 juillet 2013, victoire : elle a obtenu un million de yens. Il n'y a plus qu'à passer à l'offensive. Le 19 novembre 2013, elle célèbre le lancement de son «man-boat» devant 50 personnes et annonce dès le lendemain que son but est maintenant de faire fabriquer un paquebot à l'image de… sa vulve.

Rien ne l'arrête. Comme par défi, le 5 juillet, elle poste sur twitter une bonne nouvelle : bientôt le t-shirt d'un manko en polygones va être disponible en taille S. Elle s'enthousiasme : et si tout le monde se mettait à porter dans la rue l'image stylisée d'un orifice vaginal ? D'autres artistes se joignent à elle. Un programmeur japonais, Rarapima, propose la version numérique d'un pénis qui devient turgescent lorsqu'on le touche avec «la souris» (encore faut-il toucher au bon endroit). Des versions de pénis en polygones vont-elles bientôt aussi se promener sur les T-shirts des passants dans la rue ? Par ailleurs, Megumi devient la chérie des medias. Elle fait du battage. Elle se moque des journalistes qui la supplient de ne pas dire vulve devant la caméra. «Le man de «deco-man», c'est NG (No Good). Dites «Deco-piiiiii» s'il vous plaît».

Il fallait bien s'y attendre. Trop d'humour c'est trop, tout court. Le 12 juillet, la police de Tokyo arrête Megumi. Chef d'accusation : elle aurait envoyé par email les données 3D de son man-piiiiii à un homme de 30 ans vivant dans la préfecture de Kagawa. C'est grave, estime la police. Avec ces données injectées (ciel) dans une imprimante 3D, il serait en effet possible d'obtenir une réplique de son sexe. La police – qui soupçonne Megumi d'avoir transféré ces informations pour le moins sensibles – fait mine d'ignorer que les sex-shops au Japon contiennent l'équivalent fois cent de vagins ultra-réalistes et surtout ultra-pénétrables.

Le 15 juillet Marc Rees, rédacteur en chef de NextImpact publie un article : «Megumi Igarashi n'a de cesse de vouloir briser le tabou pesant sur cette zone intime dans la société japonaise. Objectif atteint ? L'arrestation de cette artiste le 14 juillet a en tout cas déjà suscité une vague de mécontentement sur les réseaux sociaux, avec aussi une pétition lancée sur Change.org.» 21 186 signatures sont rassemblées en trois jours… Tandis, qu'au-dehors, ses amis et ses fans la soutiennent, Megumi, menée devant un tribunal, nie tous les chefs d'accusation. Non, elle n'a pas envoyé les données par email. Non, sa vulve n'est pas «obscène». C'est sa vulve. Le 18 juillet, elle est relaxée. Les charges qui pèsent sur elle sont levées. A peine libérée, elle invite tout le monde à la suivre dans son combat contre la «discrimination des vulves», dit-elle.

NOTE : le mot manko s'écrit généralement en hiragana (まんこ) ou katakana (マン«vulve) et se traduit »vulve«. Le mot chitsukô s'écrit 膣口 et se traduit littéralement »bouche du vagin«, »ouverture vaginale«, c'est à dire »vulve«.

Merci à Florent et à mes correcteurs-ices !

Plus d'informations sur Megumi Igarashi… La vidéo de présentation de son projet «3DMKBOAT» : ici. Le livre Deco-Manko, en vente sur Amazon.

Illustrations : les dessins sont: @6d745. Les photos: @Metropolis (le documentaire)