Il n'existait jusqu'ici aucun mode d'emploi en Français pour faire des nœuds érotiques. Dans un livre intitulé Shibari, les principales figures du ligotage à la japonaise sont disséquées pour les débutants. Mais pourquoi utiliser un mot japonais pour décrire cette technique ?
Depuis 20 ans qu’il pratique le
shibari
– littéralement «ligotage» –, Philippe Boxis a dû attacher au moins 500 femmes dans sa vie. Dans les soirées fetish ou dans les conventions, il promène toujours sa silhouette dégingandée, en traînant de lourds paquets de corde dont ses doigts nerveux défont les lobes avec impatience. Attacher les femmes, il ne pense qu’à ça. Ses yeux tracent des figures géométriques sur le corps de celles qui lui parlent. Il songe déjà à la façon dont il va vous suspendre, cul par-dessus tête. Il voit déjà en vous celle qui gigote dans la toile d’araignée.
[ Le livre qu’il vient tout juste de réaliser aux éditions Tabou ]
est illustré de photos détaillant chaque étape, assortie d’explications précises sur la façon de réduire un humain à l’état de jouet sexuel.
C’est un livre utile, clair, précis, agrémenté d’un chapitre uniquement constitué de photos érotiques, invitant le lecteur à «broder» sur les techniques de départ. Vous avez appris les bases ? Eh bien, innovez maintenant. Tout est possible une fois qu’on a compris comment éviter les accidents. Le shibari ne s’improvise pas. Attacher trop serré, faire des nœuds sur les os, les articulations ou les points nerveux : nerf coupé, perte de sensibilité pendant des mois, circulation coupée, évanouissement, tendons abîmés, chute. Il y a déjà eu des morts. Ne le faites pas à la maison, ou alors avec le livre de Philippe Boxis.
Il manque cependant quelque chose à cet ouvrage : la théorie. Philippe Boxis n’a pas abordé cette question, laissant le lecteur découvrir par lui-même ce qui, probablement, ne peut pas être «dit» : il faut le vivre. L’expérience seule du shibari permet de comprendre et c’est pourquoi Philippe Boxis ne parle pas beaucoup en général. Sa corde tisse des entrelacs qui amènent l’autre là où il veut. D’abord, on résiste. Puis, on se perd. Puis on lâche prise. Après la séance, on revient à soi avec le sentiment d’avoir changé. De ce point de vue, Boxis s’avère finalement très respectueux du mode opératoire de maîtres d’arts martiaux qui demandent à leurs élèves de répéter d’abord un geste cent fois, mille fois avant d’ouvrir la bouche… sachant qu’au terme de cet exercice, l’élève aura compris «de l’intérieur», avec son corps. Plus besoin de demander.
La technique du
shibari
repose sur le même principe : celle du déconditionnement. Il s’agit de mettre fin aux postures et aux faux-semblants. Les individus se protègent toujours derrière un arsenal d’attitudes et de mots qui leur donnent l’impression d’exister en tant que personne. Le shibari vise à briser ces défenses et c’est pourquoi ceux qui font du shibari une sorte d’art décoratif visant à «sublimer le corps» se trompent. La beauté du
shibari
n’est pas destinée à mettre en valeur une personne, mais bien plutôt à la détruire. Ou du moins détruire l’illusion qu’elle a d’être «elle-même».
C'est en tout cas ce qu'expliquent la plupart des maîtres de corde (nawashi) au Japon. Tel Go Arisue qui le formule ainsi : «La beauté, c'est quand le corps adopte des postures non-naturelles. C'est quand on lui fait prendre, grâce à la corde, des poses étranges et contrefaites. Lorsque le corps est tordu, déformé, c'est dans la tête que ça se passe : toutes sortes de sentiments envahissent la femme. Elle libère des choses contradictoires et presque laides, avant, progressivement, de se pacifier. Un homme prend soin d'elle. Elle s'abandonne. C'est comme une métaphore du sexe, un conflit qui se résoud dans l'union».
La métaphore du «combat dans les cordes» est courante dans ce pays où l'on assimile souvent l'acte sexuel à une forme de dépossession temporaire : nettoyage par le vide. Exorcisme, purification. Dans le domaine du shibari, en tout cas, il s'agit plus de briser l'autre que de l'aider à regonfler son ego. Le rire du nawashi résonne parfois cruellement aux oreilles de celle qui perd pied. Exit la «sensualité». Lorsqu'il ou elle vous attache, ce n'est pas pour faire joli. L'araignée vous immobilise, vous fait taire, vous prive de vos moyens. Après quoi, les choses sérieuses peuvent commencer. Au Japon, les textes qui décrivent la Genèse du monde disent qu'au départ il y avait l'Un et de cette unité primordiale du monde jaillit le premier principe de la différenciation. Ce principe fut appelé musubi, qui signifie «nœud» et dont l'origine étymologique renvoie peut-être à l'idée d'«une force spirituelle et vitale évoquant l'énergie solaire qui assure la croissance des plantes (musu-hi)» (Laurence Caillet).
«Alors que la terre qui venait de naître était comme une tache d'huile flottante et voguait comme une méduse», des puissances spirituelles en surgirent «comme des pousses de roseau», pointant leur dard hors de cette masse de matière gélatineuse indifférenciée. Ce fut l'apparition du premier nœud, le premier couple des principes mâle et femelle, surgissant sous la forme d'une vitalité pure. Il se peut que le shibari s'enracine dans cette image d'une plante dressée, l'énergie du désir.
Shibari, de Philippe Boxis, éd. Tabou