Par Jean-Pierre Bat
Depuis qu'il a fêté ses 70 ans en 2010, Spirou a pris un sacré coup de jeune : les récentes adaptations plongent dans la jeunesse bruxelloise du célèbre groom. Le dernier album intitulé La femme-léopard prend pour cadre l'année 1946 et les démons coloniaux de la Belgique.
L’héroïne est une femme-léopard (l’histoire des genres crée une première modernité en faisant de l’homme-léopard… une femme) chargée de retrouver un fétiche Kongo (titre de l’édition flamande de cette BD). L’action de ce premier acte se joue entre le Moustic Hôtel de Bruxelles et le boulevard Saint-Germain à Paris. D’emblée, cette jeune femme se pose et s’impose comme l’antithèse de l’homme-léopard de
Tintin au Congo
. Elle assume porter une fausse peau de léopard (mais dispose de griffes véritables), incarne une jeune immigrée qui revendique comme origine Matongé, le quartier africain de Bruxelles, vit avec son temps, connaît tout le répertoire de Cab Calloway et souffle à l’oreille de Simone de Beauvoir les théories du
Deuxième sexe
après avoir fait taire Jean-Paul Sartre (surnommé «Pipobec») et ses conceptions mysogines. L’inverse d’une représentante d’une secte animiste.
Le sorcier Muganga de Tintin au Congo, au contraire, apparaît comme un mélange d'animiste maladroit et de pleutre : lorsque Tintin lui ôte sa cagoule d'homme-léopard, c'est comme si son pouvoir s'évanouissait. Muganga ne convoque les forces de la nuit que pour se dissimuler de Tintin comme de ses frères Africains, et ainsi dissimuler ses manœuvres. Bref, menteur et escroc, ce sorcier, qui comble de l'hypocrisie n'hésite pas à pactiser avec le bandit que traque Tintin, abuserait d'un faux pouvoir pour asseoir sa domination sur son village… Pour camper graphiquement son personnage, Hergé s'est directement inspiré de la statue de l'homme-léopord du musée ethnographique et colonial de Tervuren, consacré à l'Afrique centrale.
Statue de l’homme-léopard (Musée de Tervuren)
Pourquoi donc l'imaginaire africain belge a-t-il fixé sur cette figure de l'homme-léopard tant de choses ? Dans l'entre-deux-guerres, une série de crimes rituels, simulant l'attaque d'un léopard et perpétrés de nuit, sont signalés au Congo dans la région des Babali du Haut Aruwimi. Ces règlements de comptes extrajudiciaires, exclusivement entre Africains, sont identifiés comme le fait des hommes-léopard, également appelés Aniotas. Deux étymologies sont trouvées à ce nom : soit la référence à Aniota, fondatrice de la secte selon certaines traditions orales, soit la référence à «nyoto» qui signifie «griffer». Si la société existe depuis au moins la fin du XIXe s., l'administration coloniale ne s'est réellement saisie du problème qu'à partir de 1919. En 1921, à la suite d'une longue enquête de la police coloniale, la première vague de répression a lieu : des hommes-léopards (ou supposés tels) sont arrêtés et pendus publiquement. C'est entre 1933 et 1935 qu'est enregistrée l'importante vague de crimes rituels… Avec cette recrudescence, l'influence des hommes-léopards a largement gagné les esprits : personne – ou presque – n'accepte de collaborer avec la police, de peur de représailles.C'est parce que cette violence échappe à la justice coloniale et qu'elle risque de déstabiliser les pouvoirs des chefferies, que les autorités belges s'en inquiètent. Bref, les Aniotas, sans s'attaquer aux Blancs, créent un désordre insaisissable et d'autant plus inquiétant que ses ressorts appartiennent au monde de l'invisible et échappent à la panoplie coloniale du maintien de l'ordre. À la veille de l'indépendance, vers 1959, une nouvelle recrudescence des crimes rituels est observée : des personnalités politiques nationalistes sont désormais les cibles des Aniotas.
Assez logiquement, le pouvoir colonial a donc criminalisé les Aniotas dès les années 1920, faisant de leurs meurtres rituels l'antithèse de l'œuvre de civilisation coloniale. Mais peut-on réduire cette société initiatique à ce regard colonial ? Certainement pas. Le monde de la nuit et ses pouvoirs constituent un univers bien plus complexe et intéressant. Le recours au phénomène religieux et magique a constitué un refuge inaccessible au colonisateur, un espace de recomposition d'un certain ordre africain, subvertissant les codes de domination coloniale tout en lui échappant. De sorte que selon certaines sources, ce n'est plus seulement au colonialisme européen que s'en prendraient les Aniotas tout au long du XXe siècle, mais à toute forme de pouvoir administratif (voir les assassinats encore mal expliqués de 1959), brouillant un peu plus toute classification politique des Aniotas. Durant l'entre-deux-guerres, il convient de noter que face aux agitations suscitées par le prophétisme de Simon Kimbangu, le tribunal militaire de Thysville a eu recours en 1921 à une solution tout aussi répressive et expéditive qu'avec les hommes-léopards. À défaut de comprendre le phénomène du Kimbanguisme, qui deviendra le point de départ des messianismes congolais au XXe s, l'administration belge a sévèrement combattu ce contre-pouvoir : tous ces phénomènes religieux ont inquiété le pouvoir colonial belge parce qu'ils leur échappaient.
Hugo Pratt, dans les aventures africaines de Corto Maltese (Les Éthiopiques), a opté en 1978 pour une appréhension plus subtile de l'histoire des hommes-léopards. Bien que Corto Maltese soit accepté aux côtés des hommes-léopard dans une expédition punitive, ce n'est que dans son coma – allégorie du monde magique de la nuit et de l'entre-deux-vies – que lui est révélée la vérité sur les hommes-léopards, par un homme devenu léopard (et non un homme recouvert d'une peau de bête). Loin d'être présentés comme une organisation sectaire, les hommes-léopards sont décrits comme une police africaine initiatique et secrète qui transcende les frontières coloniales, et qui est chargée de faire justice contre des criminels impunis. Sous le pinceau d'Hugo Pratt, la vengeance a fait place à la justice. Sous d'autres cieux, ces initiés se nomment hommes-panthères, hommes-crocodiles, hommes-gorilles, etc. À son réveil, Corto Maltese ne conserve aucune trace objective de cette histoire, sinon un paquet que lui remet la censure militaire anglaise avec, à l'intérieur, une patte de léopard… Corto Maltese quitte l'Afrique avec une seule conviction : certaines choses ne peuvent être ni rationalisées ni comprises ; il faut les accepter avec leur part d'ombre – et de magie, selon Hugo Pratt.