Lundi, les dirigeants de Libération vont présenter leur projet de transformation du journal afin d’en faire un média du XXIe siècle. Un pari, certes, mais le journal n’a plus le choix : il l’a compris après un premier semestre particulièrement agité et tendu où nous avons frôlé la faillite. Cet été, j’ai profité d’un séjour à Montréal, où je me suis occupé d’une école d’été du CERIUM de l’Université de Montréal, pour aller rencontrer la direction et la rédaction de« La Presse», le principal journal québécois, qui a compris il y a quatre ans que sa survie passait par une révolution sans précédent. Et j’adore les révolutions !
Cet article a été repris par l’Hebdo (Suisse) qui l’a publié dans un dossier consacré à la crise de la presse. Il sera aussi publié dans le numéro 3 de la revue de l’INA, Inaglobal.


Son application, lancée en avril 2013, «La Presse+», est superbe : le journal mis en ligne à 5h30 du matin (heure locale) est un produit multimédia. Textes, photos, vidéos, le lecteur trouve son chemin de façon intuitive en «feuilletant» sa tablette : on est loin, très loin des tristes formats .pdf, encore trop souvent de mise en France. Chaque page de La Presse+ est spécialement conçue pour la tablette, avec ses animations propres, ses «pop up» spécifiques (cartes, photos), ses vidéos. Si le lecteur appuie sur le nom du journaliste, il obtient sa bio, son courriel, son compte twitter. «Ça change notre façon de travailler», reconnaît Hugo, «car on est en contact direct avec le lecteur qui peut réagir à chaud. C’est pénible quand il nous insulte, mais ça peut aussi être enrichissant». Une trentaine de journalistes, parmi les plus vieux, n’ont pas supporté cette proximité nouvelle et ont préféré partir.


C’est ce qui explique un autre choix de La Presse, aux antipodes des réflexions hexagonales : la gratuité. «La tablette doit être un média de masse», martèle Eric Trottier : «or, qu’on le veuille ou non, l’information est devenue gratuite. Nous en sommes à la troisième génération qui s’y est habituée et on ne reviendra pas là-dessus. Si le New York Times ou le Wall Street Journal ont pu se lancer dans le paywall, c’est parce que ce sont des journaux mondiaux. Ce sont des exceptions, car les médias restent massivement locaux». La gratuité, cela implique des revenus publicitaires importants, même si la disparition du papier va entraîner des économies plus que substantielles (impression, distribution, portage). Pour convaincre les annonceurs qu’ils seront vus, il faut leur prouver que les gens passent au moins autant de temps sur la tablette que sur le papier : «on y est parvenu. Nos lecteurs lisent le journal papier 35 minutes en moyenne. Avec la tablette, on est passé à 42 minutes par jour, 70 minutes le samedi et 50 minutes le dimanche (car le journal numérique paraît 7 jours sur 7, NDA) », se réjouit Eric Trottier. Et ces chiffres sont prouvés : La Presse sait exactement ce qui est lu sur la tablette et combien de temps le lecteur y passe. «En un an, on a déjà transféré 40 % de nos revenus publicitaires sur la tablette», se rengorge Trottier. «Soit quatre fois plus que sur le web».

Cet échec relatif du web, on en veut pour preuve les rédactions très limitées des «pure player» : « Rue 89 ou le Hufftington Post n’ont pas 300 journalistes. Alors que nous, nous sommes passés entre 2010 et 2014 de 225 à 325 journalistes grâce à la tablette», se félicite Eric Trottier. Une augmentation des effectifs que n’avait pas vu venir Laura-Julie Perreault, journaliste et vice-présidente du principal syndicat de La Presse (le Syndicat des travailleurs de l’information de La Presse): «on craignait au départ des réductions d’effectifs, mais, malgré cela, on ne s’est pas opposé au changement». La rédaction a même dû consentir de gros sacrifices pour préparer le passage à la tablette : «on a accepté de passer de 4 à 5 jours de travail par semaine, ce qui représente 10 à 12 millions de dollars par an d’économie. C’est nous qui avons en réalité financé le projet, car l’actionnaire ne voulait pas investir d’argent frais. On s’est autofinancé». Cela étant, tout ne s’est pas fait sans heurt : «la direction a mis un an à comprendre que l’homme-orchestre n’existait pas et qu’il faut des gens spécialisés dans chaque domaine», raconte un journaliste. En clair, un journaliste ne peut pas à la fois écrire un article, prendre des photos, réaliser un film, réaliser une interview radio, éditer son papier. C’est à ce moment que La Presse a commencé à embaucher… «Le passage à la tablette nous a permis de continuer à privilégier le fond, c’est le contraire du web où l’on pique l’information ailleurs. On n’est pas dans le journalisme fast food», se réjouit Nicolas qui a redécouvert le plaisir du métier bien fait.

Déjeuner avec des journalistes de La Presse.