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La jalousie détruit-elle ou construit-elle ?

La jalousie peut-elle être une bonne chose dans un couple ? Parfois oui. C’est même semble-t-il dans certaines situations l’un des seuls moyens de s’émanciper. Sous le coup de la jalousie, on s’autorise des choses dont on n’aurait jamais osé rêver. On se construit une vie nouvelle. La jalousie libère. Enfin, presque. Dans un article intitulé «Amours plurielles et communication» (tout juste paru dans le numéro 69 de la revue Hermès, chez CNRS Editions), le socio-anthropologue Philippe Combessie
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publié le 15 septembre 2014 à 8h03
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

La jalousie peut-elle être une bonne chose dans un couple ? Parfois oui. C’est même semble-t-il dans certaines situations l’un des seuls moyens de s’émanciper. Sous le coup de la jalousie, on s’autorise des choses dont on n’aurait jamais osé rêver. On se construit une vie nouvelle. La jalousie libère. Enfin, presque.

Dans un article intitulé «Amours plurielles et communication» (tout juste paru dans le numéro 69 de la revue Hermès, chez CNRS Editions), le socio-anthropologue Philippe Combessie analyse la jalousie dans une perspective étonnante : celle d'un jeu de dettes et de contre-dettes. «A priori, une personne ayant plusieurs partenaires se trouve placée, ipso facto, en situation de dette», explique-t-il. Autrement dit, la personne qui «trompe» a tout intérêt à le cacher. Si son secret est percé, il lui faudra se justifier et… se faire pardonner.
Lorsqu'elles découvrent le pot aux roses, certaines femmes se rendent compte qu'elles possèdent désormais un atout. Leur mari est allé voir ailleurs ? Pourquoi ne pourraient-elles pas s'amuser elles aussi ? Certaines s'amusent d'ailleurs tellement qu'elles se mettent à fréquenter le milieu échangiste, en femme seule. Mieux (pire) : elles s'offrent un amant régulier, avec qui désormais le mari devra partager son épouse.

C'est ce que Philippe Combessie appelle, en empruntant un terme qui fait déjà école depuis 1996 (1), la «jalousie constructive» : «Il est fréquent que des femmes ayant développé des pratiques de pluripartenariat disent l'avoir fait en réaction à une «infidélité» masculine première. Sans doute est-ce lié au fait que la quasi-totalité des sociétés humaines imposent aux femmes une injonction particulière d'exclusivité sexuelle, à laquelle s'astreignent notamment les jeunes épouses. Dans ce contexte déséquilibré, avec un handicap de départ qui affecte les femmes, la «trahison» que peut ressentir une jeune mariée confrontée à «l'adultère» peut devenir pour elle ultérieurement un argument de négociation lui permettant d'envisager des relations sentimentales hors du huis clos conjugal dans le cadre d'une articulation de dettes et contre-dettes».

Le calcul n'est bien sûr jamais totalement absent de ce genre de négociations. Il y a des femmes pour qui il est impensable de négocier leur liberté sexuelle dès le début d'une relation amoureuse. Elles ont besoin d'être jalouses et de souffrir, pour s'autoriser à vivre des aventures amoureuses (ou simplement sexuelles) hors-couple. Elles attendent parfois inconsciemment le «bon moment» de faire-valoir ce qui ne doit pas apparaître comme un désir (le désir n'est pas légitime) mais comme une «juste réparation». Bref, il leur faut un drame. Mieux (pire) : une tragédie. Il leur faut quelque chose de terrible, une offense si possible accomplie pendant plusieurs années à leur insu, avant de pouvoir oser prendre un peu de liberté…

Dans son article, Philippe Combessie, après avoir synthétisé en quelques lignes la «mécanique de la jalousie affective», expose le cas complexe d’une femme – Anne-Sophie – qui a été trompée par son mari pendant 5 ans. Un drame familial entraîne une rupture entre le mari (Alain) et son amante (Gwendoline). Anne-Sophie et Alain restent ensemble mais le couple s’impose de fonctionner désormais de façon «complice». Dans un premier temps, ils fréquentent ensemble des clubs échangistes. Puis, ils commencent à développer sans le savoir une démarche «polyamoureuse» : une grande franchise mutuelle. Anne-Sophie se sentirait «trahie», dit-elle, si son mari faisait des rencontres sans le lui dire. Désormais, donc, dans le couple «on sera complice de tout !» y compris des relations extraconjugales.

Alain fait son maximum pour apurer sa dette. Il encourage son épouse à faire «des coquineries» avec des hommes qu’il sélectionne lui-même sur Internet. Au bout de quelques années, il l’autorise même à s’offrir un amant de cœur. Mais n’est-ce pas un peu présumer de ses forces ? En théorie, l’idée que sa femme ait un amant (qu’il a lui-même choisi) lui plaît. En réalité… il a du mal à le supporter. Il voulait bien qu’elle s’amuse, mais lorsqu’il est question d’un attachement sentimental, Anne-Sophie sent qu’il devient jaloux à son tour. La situation s’inverse.

Pour garder son amant, Anne-Sophie encourage Alain à se trouver une partenaire sentimentale, et elle lui indique une de ses collègues, célibataire. «Après quelques difficultés, la dame ayant eu d'abord l'impression de se faire instrumentaliser par le couple, ces personnes se sont installées dans une forme de pluripartenariat assumé pendant un an. Mais savoir son amant heureux en famille entraîne de plus en plus de jalousie de la femme qui vit seule. Alain interrompt leur relation.» Pendant plusieurs années, alors qu'Anne-Sophie partage son temps entre son amant berlinois et son mari, ce dernier se contente de relations libertines éphémères… Il souffre.

Alors le voilà qui devient exigeant : il veut reprendre son ancienne maîtresse : Gwendoline. Anne-Sophie est bien obligée d'accepter. Ça lui pince le cœur mais voilà. La dette est de son côté.
Et depuis ? Depuis, chacun essaye d'équilibrer la part de temps et d'affection dispensés hors du couple. Il faut trouver des arrangements. : «On est entré dans un cercle vertueux, je parviens à contrôler ma jalousie grâce à ma relation avec Gunther, et, de son côté, Alain parvient à limiter la sienne. Et, là, je peux même accepter leur histoire d'amour. Mais il ne faut surtout pas que [le nouveau mari de Gwendoline] le sache: il en serait malade !». Anne-Sophie rajoute : «Quand je vais à Berlin, je pars au moins deux nuits. Et Alain déteste dormir seul ! Alors, s'il n'arrive pas à trouver une amante pour chaque soir, il lui arrive encore de me faire des scènes à mon retour.»

En remarquant à quel point chacun des conjoints s'implique dans le choix des partenaires extraconjugaux de l'autre (l'amant berlinois est un ancien collègue du mari, c'est l'épouse qui indique à son mari la femme qu'il pourrait séduire, tous deux évitent les personnes qui sont d'un niveau socio-économique trop différent du leur, etc.) Philippe Combessie est amené à nuancer les analyses proposées par Petula Ho, professeure à Hong Kong, qui indique que les relations polyamoureuses permettent aux protagonistes «d'atteindre plus de mobilité et de liberté» et «d'élargir leur espace de vie»(2). Le socio-anthropologue français précise que cette liberté est en fait limitée, notamment par le fait que les amant(e)s doivent être choisis dans le même milieu à la fois socio-économique et culturel. C'est la rançon, pourrait-on dire, de la communication, entre conjoints, au sujet des relations extraconjugales.

On voit ainsi que les relations ne sont jamais simples, même si des libertés autrefois inaccessibles, notamment aux femmes, sont aujourd'hui parfois envisageables. Philippe Combessie suggère  : «Les dettes impossibles à inscrire dans une logique d'échange, ou, à tout le moins, de communication, entraînent le risque de perte de repères». Ce sont les «risques de l'amour», conclut-il, mettant en parallèle ces «risques» et les nouvelles formes de relations qui se développent dans le cadre de ce que certains sociologues dénomment la «liquidité» des relations humaines, notamment dans le domaine amoureux.


Référence : «Amours plurielles et communication. Dettes, contre-dettes et jalousie constructive», de Philippe Combessie, article tout récemment paru dans le numéro 69 d'Hermès, La Revue ; achat à la Fnac ou chez votre libraire de proximité (ISBN  : 978-2-271-08217-6, prix  : 25€).

Télécharger cet article sur Internet, sur le réseau Cairn  : http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=HERM_069_0052

(1) «A Sociology of Jealousy», de G. Clanton, dans la revue International Journal of Sociology and Social Policy. Pp. 16-9. 1996.
 (2) «The (Charmed) Circle Game: Reflections on Sexual Hierarchy Through Multiple Sexual Relationships», de Petula Ho. Dans la revue Sexualities (numéro spécial «Polyamory», vol. 9). 2006.

Illustration : photo d'un atelier fessée organisé par le sexy-store Dollhouse.