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Libération
TRIBUNE

De la culture contre le jihad

10 ans après l'attentat contre Charlie Hebdodossier
Sur Internet comme sur le terrain, aucun projet culturel n'a été proposé pour sortir ces enfants du cercle infernal de la victimisation, du trafic et autre banditisme des cités.
publié le 30 janvier 2015 à 19h17

Trois semaines après l'inqualifiable, et toujours sans voix, me revient cette image de Philippe Lançon assis à mes côtés face à un écran, pour un tchat. C'était à Libération, le 8 décembre 2005, et le critique littéraire venait de répondre à des internautes autour de son sujet du jour, Baltasar Gracián, jésuite espagnol de l'âge baroque qui influença Nietzsche et Guy Debord. Aujourd'hui encore, en tant que critique, musical, je pense avoir eu accès à un bout d'histoire de l'Espagne qui me manquait. Je possédais celle du IXe siècle, qui a commencé à Mossoul et fini à Cordoue. La première est ville natale de Zyriab et de ses maîtres Al Mawssili, père et fils, et la deuxième, est la cité où le Kurde allait codifier ses 24 noubas (mode) de musique andalouse.

Grâce à Philippe Lançon, j'étais entré dans l'Espagne du XVIIe siècle, au moment où les banlieues françaises venaient de connaître des soubresauts historiques. Une élite supposée de la diversité, à travers des clubs et leurs dîners, s'agitait pour occuper des places devant les caméras de télévision et dans les coulisses du pouvoir. L'instant n'était pas à construire une mémoire érudite de la diversité française qui commence à Mossoul, fait halte à Cordoue puis Tolède et enfin arrive à Paris. Non, le pouvoir politique et ses relais dans la société ont préféré favoriser une élite capable de taper dans le ballon, faire de l'humour, lire des dépêches d'agences à la télé ou les publier sur des blogs…

Encore plus troublant, il a été créé un concept marketing autour de la diversité, à l'intention d'entreprises françaises en mal de mondialisation : «Label Diversité». Nous payons aujourd'hui le prix de cette inconscience, nous sommes responsables de ceux qui n'avaient pas les moyens d'intégrer les codes complexes du jeu politique. Une minorité «visible» a su plus ou moins instrumentaliser, pour sa propre promotion, les émeutes de 2005, mais cette dernière n'a jamais proposé un vrai projet culturel en phase avec les territoires concernés. Les enfants de ces territoires, dans le XIXe arrondissement comme de l'autre côté du périphérique, se sont trouvés coincés entre des aînés franco maghrébins marqués profondément par la nostalgie de l'extrême gauche des années 70 et aujourd'hui ultra-subventionnés par la politique de la ville, des cols blancs, eux-mêmes enfants de cols bleus «chibanis», engagés dans l'autopromotion permanente jusqu'à Doha et Dubai, et une armée de fonctionnaires chargés des questions de l'immigration sans réponse, incapables de sortir ces enfants du cercle infernal de la victimisation, du trafic et autre banditisme des cités.

Ainsi, dans ces années 2000, seul le jjihad faisait office de viatique pour le jeune musulman de France. J’ai à l’époque pensé bien faire en interpellant quelques autorités de l’islam de France, des responsables de l’émission dominicale consacrée à cette deuxième religion du pays, et autres dirigeants de France Télévision. Comment pouvait-on encore ignorer l’Internet et ne pas proposer un portail du savoir français des religions monothéistes digne de nos universités et instituts spécialisés dans le domaine?

Jusqu'à aujourd'hui, un des premiers sites web référencés sur Google répondant à la requête «Islam» est développé à partir de la capitale saoudienne, Ryad. Ce genre de site ne donnera jamais à lire les travaux de Charles Pellat (1914-1992), immense orientaliste mondialement reconnu qui malgré une enfance pauvre entre l'Algérie et le Maroc, est devenu le plus grand spécialiste des études islamiques et plus particulièrement du «Voltaire irakien», El Djahiz (VIIIe siècle).

Sur le terrain, cette culture fait cruellement défaut. Ceux qui connaissent le XIXe arrondissement, savent que sur ce territoire cohabitent deux communautés très forte. L'évolution chaotique de la mosquée de la rue de Tanger, entre islamisme et rivalité de personnes, la religiosité des Loubavitch qui dans les années 1990 avaient du mal à obtenir un lycée confessionnel, n'ont jamais permis aux enfants des juifs et des musulmans, de se connaître, de voir ce qui pouvait les rapprocher.