Je connais Marceline depuis longtemps, très longtemps, et aujourd'hui, soudain, l'indestructible minuscule femme rousse qui nous a fait trembler de ses éclats de rire tonitruants, nous assène un coup imprévu. Son livre Et tu n'es pas revenu, paru chez Grasset (1) va devoir être rangé à côté de Si c'est un homme de Primo Levi et La nuit d'Elie Wiesel, au rayon des très grands livres. A côté aussi de Jorge Semprun qui a écrit, lui, L'écriture ou la vie. Marceline c'est la vie avant l'écriture.
Sorti cette semaine, le livre propulse Marceline sur les ondes et dans la presse, les journalistes et le public sentant qu'il se passe quelque chose d'unique. Les éditeurs étrangers l'achètent déjà. Marceline Loridan-Ivens, née Rozenberg, a écrit tard Et tu n'es pas revenu (avec Judith Perrignon), contrairement à Elie Wiesel (qui a le même âge, 86 ans, arrivé comme elle en 1944 à Auschwitz-Birkenau) et Primo Levi. Elle s'est d'abord jetée dans la vie, elle qui était programmée pour mourir à 16 ans.
Je l'ai connue en Californie dans les années 70, passionnée par toutes les révolutions, par tous les mouvements de contestation, en robes fleuries à manches courtes, le matricule 78750 toujours tatoué sur son bras. Avec son mari, le célèbre cinéaste hollandais Joris Ivens, elle partait filmer au Vietnam sous les bombes, ou dans la Chine de Mao, avec enthousiasme. Toujours prête à voyager, à faire la fête, à être amoureuse, on n'osait pas casser l'ambiance en parlant du «passé». D'ailleurs elle attendra le vingt-et-unième siècle pour écrire le scénario de son retour à Auschwitz-Birkenau et réaliser le film La Petite Prairie aux bouleaux, qui ne sort qu'en 2003, cinquante-huit ans après la libération des camps, où Anouk Aimée incarne une formidable Marceline.
L’espoir trahi de ces juifs fuyant les pogroms
Ensuite, elle a raconté son histoire dans Ma vie balagan, Drancy, Auschwitz-Birkenau, Bergen-Belsen, Raguhn, Terezín, Saint-Germain-des-Prés, le cinéma... Elle a parlé dans les écoles, emmené des jeunes à Auschwitz, mais elle restait dans l'humour, les blagues, la joie... de vivre. Je me souviens que nous étions ensemble à l'enterrement d'une de nos amies qui avait choisi l'incinération au Père-Lachaise. Assises toutes les deux sur un banc devant le crématoire... Marceline imperturbable. Nous avons tous continué à la regarder comme un modèle, la preuve qu'on peut survivre à la barbarie absolue, la plus abjecte.
Et voilà qu'elle nous balance un petit livre qui dit tout. Inutile de l'interviewer, il suffit de lire cette lettre d'une centaine de pages à son père déporté avec elle, et qui n'est pas revenu. L'espoir trahi de ces juifs fuyant les pogroms croyant trouver la liberté dans la France de Zola et de Balzac (que son père avait lu en yiddish), au lieu de partir en Amérique. L'incroyable survie de cette frêle adolescente d'à peine 16 ans qui refuse de se laisser tuer. Les chambres à gaz dont elle construit, avec les autres déportées, les rampes d'accès. Les enfants qu'elle voit, depuis son bloc, aller sur le chemin de ces chambres à gaz. La mort en permanence. Toutes les morts, d'épuisement, battues à mort, pendues ou gazées.
Et l'après. L'incompréhension de la famille, des autres, le maire qui veut inscrire le nom de son père sur le monument de Bolène avec écrit «mort pour la France», et Marceline qui se bat pour qu'il inscrive «Auschwitz». Et, toujours, elle résiste, choisit la vie sur la mort. Les tuniques aux couleurs chaudes et brillantes sur le noir, nous faire rire ou se moquer, discuter ou se mettre en colère.
Quand on lit Et tu n'es pas revenu on comprend maintenant la force qu'il lui fallait pour ne pas se laisser couler dans le désespoir. Sauf qu'aujourd'hui, elle perd de son enthousiasme légendaire, elle ne dit pas, comme tout le monde en cet anniversaire de la libération des camps, « plus jamais cela » mais, très inquiète, après avoir entendu l'été dernier des « Morts aux juifs » dans les rues de son Paris adoré, et après l'assassinat de quatre juifs dans l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes: « Et si ça recommençait ? »
Annette
« Marceline est ma grande sœur », dit Audrey Gordon, 26 ans
Audrey, Marceline et Tom. DR
Oui parce qu’elle n’aime pas trop l’idée de grand-mère, elle préfère dire que je suis sa petite sœur. L’autre jour au Forum des images, des tas d’inconnus sont venus me demander si j’étais de sa famille tellement ils trouvaient que je lui ressemblais dans le film de Jean Rouch «Chronique d’un été». Drôlement fière, j’ai dit oui c’est normal c’est ma grande sœur. Ça tombait bien. Et elle a confirmé en disant que quand même elle était un peu petite pour être ma grande sœur. Et on a ri. On a ri comme à chaque fois que je vois Marceline. Je crois que personne au monde ne me fait tant rire. Même quand ce n’est pas drôle. C’est la seule qui me parle de la Shoah avec tant de distance et d’humour, un humour noir et parfois violent qui vous secoue et vous laisse entrevoir ce qu’elle a vécu. Oui, parfois elle est très pessimiste. Comme l’autre jour à la radio. Ça voulait dire que l’heure était grave. Et elle l’est. Marceline est la première personne à laquelle je pense dans ces moments. Cette femme est une petite lumière. La seule qui sache me faire rire puis pleurer puis rire puis pleurer. Puis rire. Marceline c’est la vie.
Oui c'est vrai, cette semaine elle m'a fait pleurer en lisant Et tu n'es pas revenu. Voilà un livre essentiel. Il apporte un éclairage nouveau à ce que Marceline dit depuis des années. Cette petite fille qui raconte à son père un monde qu'il n'a pas connu et qui se demande —et qui s'est demandé toute sa vie— ce qu'il aurait pensé de ce qu'elle a fait de cette vie-là. Car elle est toujours cette petite fille. Qui chaque fois que je vais chez elle évoque le mot de son père miraculeusement parvenu d'Auschwitz à Birkenau et dont elle n'a jamais pu se rappeler le contenu. Qui a toujours vécu persuadée qu'elle était revenue à la place de son père. Il fallait qu'elle dise tout ça. Elle vient de le dire de la façon la plus belle et la plus intelligente possible en écrivant ce livre.
Oui c’est vrai, j’ai pleuré cette semaine au sujet de Marceline. J’ai même fait des cauchemars dans lesquels elle allait mourir. Mais je sais aussi que la prochaine fois que j’irai chez elle avec Tom, son autre petit frère d’adoption, elle nous servira une vodka qu’on fera semblant de boire pour ne pas la décevoir, elle nous proposera un joint, on finira par décider qu’on retourne chez notre «Italien». Elle embrassera le serveur, on boira un peu de vin, on rira beaucoup, on parlera de la guerre et de la vie. Elle sympathisera avec tous les voisins de table qui nous prendront pour une vraie famille. On la raccompagnera en la tenant par le bras parce qu’elle est un peu pompette et on rira encore. Et je m’éloignerai dans la nuit à nouveau pleine de cette joie de vivre qui n’appartient qu’à elle, malgré tout.
«Tes plus belles années ?» Tom Boeken, 25 ans
Il y a quelques semaines je t’ai demandé quelles étaient les plus belles années de ta vie. Est-ce une question que l’on te pose souvent ? Tu m’as répondu avoir trouvé une forme de sérénité, depuis quelques années, maintenant que tu ne courrais plus après l’amour. Certains parleraient de sagesse. Je me permets de penser que c’est comme cela que tu as pu écrire une telle lettre d’amour à ton père.
<em>«J'ai été quelqu'un de gai, tu sais, malgré ce qui nous est arrivé. Gaie à notre façon, pour se venger d'être triste et rire quand même. Les gens aimaient ça de moi. Mais je change.»</em>
C’est ainsi que tu commences ce petit livre, ce livre si grand, dont tu nous as tant parlé, ce livre qu’il fallait que t’écrives, que ceux qui ne te comprennent toujours pas n’aient plus d’excuse. Une lettre pour un père qui n’est pas revenu comme toi d’Auschwitz, une lettre qui, à travers ses quelques mots, offre la plus grande des sépultures à celui qui n’en a pas eu.
Alors on nous souffle que tu fatigues, on te trouve déprimée, noire, toi la «rescapée qui nous a tant fait rire». Toi qui nous déculpabilises un peu quand même de ne pas pouvoir comprendre. Toi avec qui on peut parler de ça et même parfois mettre les mots. Et puis, sans amertume, tu nous laisses ces pages où tout est dit, sans l’once de l’humour qui te caractérise tant.
En fait, je ne t’ai jamais autant reconnue que dans ces pages.
«Les gens aimaient ça de moi.» Cette phrase m’a glacé. Non, Marceline, nous ne t’avons pas tous aimée pour ça. Je ne te demande pas d’être gaie, pas de nous rendre plus facile l’indicible. Mais tu ne peux nous en vouloir de s’accrocher à toi pour cet espoir fou que tu représentes, comme s’ils ne gagneront jamais, «eux» qui pensent tout anéantir. Celle à côté de qui on veut toujours crier, regarder, c’est Marceline, elle est vivante !
Et on l’aime pour sa lucidité, pour cette réalité implacable qu’elle nous plaque et re-plaque. A quoi s’attendent-ils lorsque, invitée d’une émission traitant du mal-être des Juifs en France, tu déclares ne pas penser qu’il y aurait eu tant de monde dans les rues si seuls des Juifs avaient été assassinés?
«Je sais maintenant que l'antisémitisme est une donnée fixe, qui vient par vagues avec les tempêtes du monde, les mots, les monstres et les moyens de chaque époque.» Ton livre, si anachronique, résonne dans ces temps encore —et toujours— incertains. Comme je pense à toi, face à nos militaires français qui protègent nos enfants d'autres Français, prêts à mourir pour tuer des Juifs. Comme j'ai honte, Marceline, de ne pas pouvoir te dire que oui, j'aimerais que tu sois plus gaie, que tout cela est révolu.
C’est un grand livre que tu nous offres, c’est un livre si important.
Merci Marceline, car si je ne comprends toujours pas, moi au moins je sais préférer que tu sois revenue.