La période qui a débuté le 7 janvier, les journalistes appellent ça une séquence. Un moment. Une scène. Avec un début, un milieu, une fin, des personnages, une foule, des terroristes, un président, un Premier ministre, des discours, des morts, des journalistes, des juifs, des policiers, une jeune femme noire de Martinique, sa mère hurlant de douleur. Une séquence avec des mots : Allahou Akbar, on a vengé le prophète, Kouachi, Coulibaly, flash-back sur Mohamed Merah sortant d'une voiture tout sourire, des dates, 11 janvier, je suis Charlie, je suis juif, je suis policier, je suis musulman, je suis Français, quelqu'un dans la foule : «Ah non, pas je suis Français», un autre : «Si, c'est la France qui s'est fait tirer dessus», allons enfants de la patrie, i-eu, le jour de gloire est arrivé, contre nous de la tyrannie-eu, l'étendard sanglant est levé, l'éten-dard san-an-glant est levé, entendez-vous dans nos campagne-gneus, mu-u-gir ces féroces soldats, ils viennent jusque dans vos bras, égorger vos fils et vos compagne-gneus ! Aux armes citoyens, formez vos bataillons, marchons, marchons, qu'un sang impur, abreuveu… etc., la télé, la place de la République, drapeaux, photos, réappropriation du drapeau, MLP aura pas réussi à le confisquer, les gens à République qui ont fait du surplace tout l'après-midi tellement il y avait de monde, les chiffres, un million à Paris, un million cinq, un million sept, un million huit, place de la Nation, en France quatre millions, avec un crayon dans la main levé vers le ciel, semaine des enterrements, Légion d'honneur, drapeaux, allons enfants de la patrie-i-e, le cœur qui se serre, les journaux qui se vendent, Patrick Pelloux qui pleure, ceux qui disent «le pauvre», ceux qui se moquent, Jeannette Bougrab, la femme de Charb on savait pas, «pour l'appeler vous disiez Charb ou Stéphane ?», sourire «je disais mon amour», mais deux jours après «c'est pas vrai elle a jamais été sa compagne», «les mecs de Charlie c'étaient des queutards, ils sautaient sur tout ce qui bouge», Philippe Lançon rescapé, blessé, de son lit d'hôpital il écrit ce qu'il a vu, la scène, «deux jambes noires», il était par terre, il s'est tout de suite couché c'est ça qui l'a sauvé, les Juifs, quatre victimes, qui s'ajoutent à six millions et quelques pogroms, c'est un complot, je suis Charlie Coulibaly, et moi je suis Charlie Martel, et moi et moi et moi, sept cent millions de Chinois, et moi et moi et moi, avec ma petite vie mon petit chez moi, mon mal de tête mon point au foie, j'y pense et puis j'oublie, c'est la vie c'est la vie, des juifs français qui pensent à faire leur alyah, un complot du gouvernement, on fera pas la minute de silence, caricaturer le prophète ça se fait pas, c'est abusé, mais ils avaient qu'à tuer juste celui qui a dessiné, je ne suis pas Charlie, Faurisson a le droit de s'exprimer, le droit de nier, le droit de se produire sur scène, ah oui mais non, le droit d'expression je regrette est limité par la législation, injure raciste, antisémite, incitation à la haine, oui mais alors Dieudonné, c'est deux poids deux mesures, les Américains qui ont pas publié «tout est pardonné», on est plus courageux nous en France, on a une longue tradition, Je suis Charlie, Je est un autre, Madame Bovary c'est moi, même si la jurisprudence s'est durcie récemment, qu'une personne, après avoir clamé haut et fort urbi et orbi «c'est moi c'est moi», avait prétendu se reconnaître dans un roman, et que le juge, après avoir dit dans un couloir qu'il ne serait pas fâché de se payer l'auteur, a condamné le roman en question, je ne devrais pas le dire, on n'a pas le droit de commenter une décision de justice, de toute façon c'est bientôt la fin de la séquence, liberté d'expression contre liberté d'oppression, les femmes qui ont le droit de se voiler si ça leur plaît, circulez y'a rien à voir. Séquence Bettencourt qui commence, liberté de profiter de son argent comme on l'entend contre scène de famille.
Avant de tourner la page, relire un extrait de Fragments d'un discours amoureux de Barthes, chapitre «Faire une scène». «Lorsque deux sujets se disputent selon un échange réglé de répliques et en vue d'avoir "le dernier mot", […] la scène est pour eux l'exercice d'un droit, la pratique d'un langage dont ils sont copropriétaires ; chacun son tour, dit la scène.» Fin du chapitre : «Qu'est-ce qu'un héros ? Celui qui a la dernière réplique. Voit-on un héros qui ne parlerait pas avant de mourir ? Renoncer à la dernière réplique (refuser la scène) relève donc d'une morale anti-héroïque […]. On remplace la dernière réplique par une pirouette incongrue : c'est ce que fit ce maître zen qui, pour toute réponse à la question solennelle : "Qu'est-ce que Bouddha ?" ôta sa sandale, la mit sur sa tête et s'en alla.»
Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.