Sur le golfe de Guinée, l’empire des grandes brasseriesdonne une idée erronée de la consommation de bière. Certes, il est facile detrouver dans n’importe quel maquis une Castel. Cependant, avec une autre bière,plus nationale, les sujets de conversations peuvent vite changer... et sepolitiser en toute discrétion au Gabon et au Congo-Brazzaville.
Étiquette de la Ngok’ (photo Jean-Pierre Bat, 2015)
Ngok', pour Ngoki :le crocodile, en lari. Une bière nationale, bon marché, populaire etavantageuse (50 cl) que vous trouverez dans chaque bar du Congo.
Si la bière Ngok’ fait aisément associer le crocodile deson étiquette à ses cousins sauriens qui nagent en contre-bas dans le fleuveCongo, cette même étiquette peut inviter à plonger vos interlocuteurs dansl’histoire (récemment retrouvée) des premières années de l’indépendance. Car ledessin du Ngoki rappelle avec précision le totem politique de Fulbert Youlou,le premier président de la République du Congo (1960-1963). Si la Ngok’ n’a évidemment pas été créée en référence à Youlou, depuis quelques temps, le crocodile de l’étiquette est un prétexte à raviver la mémoire de Youlou.
Dans les années 1950, dans un pays Lari travaillé par descourants messianiques qui hypothèquent la vie politique, l'abbé Youlou mêle,avec art, religion et politique. Surnommé par ses partisans Kiyunga (la soutane, en lari), preuve del'autorité que lui confère son vêtement religieux, Youlou fixe sur sapersonnalité plusieurs discours mystiques qui fondent son charisme politique.Pour ses soutiens les plus radicaux, il est carrément l'héritier sinon laréincarnation (tant attendue) de Jésus-Matsoua. Mais c'est la légende deschutes de la Loufoulakari qui lui donne son totem.
On prétend que l'abbé va s'y baigner, et il se murmure ques'opèrent des rites magiques : l'un deux tient au fait qu'il s'immergeraitvêtu pour prier et que ses habits resteraient secs. Surtout, c'est aux chutesde la Loufoulakari que Boueta Mbongo, grande figure de la résistance Kongo, futdécapité. Florence Bernault, dans sa thèse Démocratiesambiguës en Afrique centrale, Congo-Brazzaville et Gabon (1940-1964) ,présente l'histoire de la manière suivante (p. 247-248) : « Un jour de 1955,Youlou se baignait et priait à proximité de la Loufoulakari, près de la tombed'un grand résistant Kongo, Boueta M'Bongo, tué par les Français. La têtedécapitée de M'Bongo, restée sur la rive, avait formé une tombe. Ce jour-là,Youlou vit apparaître un caïman dans la rivière sacrée et décida d'en faire sonemblème. » Le caïman de la Loufoulakari serait apparu de la manièrela plus pacifique à Youlou, et aurait accompagné un message des mânes deBoueta Mbongo.
À travers ce totem, l'abbé revendique un doublehéritage : l'intercession magique (consubstancielle à la fabriquepolitique de Kiyunga) et le« parrainnage » anticolonial de Boueta Mbongo. Derrière cetteopération de communication politique somme toute très moderne, la stratégiepolitique de Youlou est plus pragmatique : il s'efforce de se constituersimultanément un électorat populaire sudiste et essentiellement Lari (notammentdans le quartier de Bacongo) et de gagner l'électorat blanc et l'administrationcoloniale tardive à sa cause, depuis sa paroisse de Saint-François (secteur duPlateau). Il finira par s'allier à Houphouët-Boigny entre 1957 et 1958, etprônera une des lignes anticommunistes les plus dures d'Afrique francophone en1960.
Extrait d’un tract électoral du scrutin législatif du 14 juin 1959 portant les symboles de Youlou (Archives Jean-Pierre Bat)
Youlou n’a pas le monopole des totems à Brazzaville, loin s’enfaut : le M’Bochi Opangault, leader du mouvement socialiste africain(MSA), a pour emblème le coq, et le Vili Tchicaya, leader du Parti progressistecongolais (PPC), adopte la panthère comme symbole. Les partisans de chaquecamp, très organisés pour les mobilisations politiques depuis 1956, se réfèrentavec fierté à ces totems, qui comptent parmi les identités politiques affichéeslors des mobilisation électorales. Les métaphores sur les combats d’animaux-totemsaniment alors les esprits, tout particulièrement en période électorale.
Extrait d’un tract électoral du scrutin législatif du 14 juin 1959 portant les symboles de l’alliance entre le MSA et le PPC (Archives Jean-Pierre Bat)
En 2015, derrière l’évocation de ces histoires vieilles deplus d’un demi-siècle, la bière Ngok illustre le réveil des mémoires. Figurepar excellence de la Contre-Révolution au Congo, la mémoire de Youlou estfrappée d’interdit officiel au lendemain de la Révolution du 15 août 1963.Mort à Madrid en 1972, sa dépouille est rapatriée et enterrée dans sa fermefamiliale, dans la plus stricte intimité. Youlou ne retrouve « doit decité mémorielle » qu’à partir des résolutions de la Table ronde de 1991...Mais la guerre civile le fait retomber pour un temps dans l’oubli – sauf à Bacongo. Lasituation change lentement jusqu’à ce que Youlou intègre le programme destatuaire monumentale érigée dans le centre de Brazzaville, en hommage aux« grandes figures » congolaises et africaines.
Statue de Fulbert Youlou érigée devant la mairie de Brazzaville (photo de Jean-Pierre Bat, 2015)
En réalité, le réveil de mémoire est moins une initiative durégime de Sassou qu'un phénomène politique au sein de la société Lari au Congo.La publication en 2009 du livre de Rudy Mbemba-Dya-bô-Benazo-Mbanzulu, Plaidoierie pour l'abbé Fulbert Youlou,en est le meilleur indice. De manière générale, à la fin des années 2000 et dansles années 2010, avec l'éloignement de la guerre civile (pourtant encore trèsprésente dans les esprits) et l'horizon du scrutin présidentiel de 2016 (avecl'enjeu préalable de la révision constitutionnelle), l'idée d'un retour dupouvoir entre les mains des Sudistes se fait jour.
Ainsi, solliciter la mémoire de Youlou vaut moins pour eneffectuer la réhabilitation politique, que pour l'inscrire dans les grandes« figures historiques » Kongo Sudistes. L'histoire de la région estrevue à cette aune : le pouvoir sudiste puiserait ses racines plus oumoins mythifiées dans le royaume Kongo des XV e-XVIIIe siècles, passe ensuite par la martyrologie de Kimpa Vita et Matsoua érigés enprophètes politiques, et se termine sur l'élimination symbolique ou physiquedes Sudistes dans l'histoire contemporaine du Congo. En d'autres termes, sijusqu'à la guerre civile, c'est bien la date de la révolution du 15 août 1963qui était considérée comme la rupture contemporaine fondamentale, ce sontaujourd'hui deux autres dates qui sont discrètement tenus comme les nouvellesruptures politiques, loin du débat idéologique que le Parti congolais dutravail (PCT) avait érigé depuis son érection comme parti unique marxiste. Il s'agit en premier lieu de l'année 1968, quicorrespond à la prise du pouvoir par le capitaine Nordiste N'Gouabi contre leSudiste Massamba Debat, et l'année 1977 qui voit les assassinats du mêmeN'Gouabi, du cardinal Biayenda et de Massamba Debat. De ce triple meurtre estnée une idée qui structure depuis les espris congolais, aussi solidement quesilencieusement : le « complot M'Bochi » (du nom de l'ethnie duNord dont sont issus les militaires N'Gouabi et Sassou N'Guesso).
Avec la prise du pouvoir par Sassou en 1979, les déceptionsde la conférence nationale de 1991, les épisodes sanglants de guerre civile etle rétablissement du régime de Sassou par les armes et les urnes, toutes lesapproches idéologiques ont cédé la place à une idée simple : les M’Bochi,à travers Sassou, auraient tout fait pour se maintenir au pouvoir depuis1977... date à laquelle N’Gouabi aurait réfléchi à « restituer » lepouvoir aux Sudites. De cette interprétation naît toute une contre-histoire duCongo qui recoupe discrètement toutes les discussions politiques aujourd’hui.
Vraies ou fausses, toutes ces versions permettent de mieux comprendrele réveil de la mémoire de Youlou et les non-dits ou les propos implicitescachés derrière les jeux de mots que ne manquent pas de faire les Congolais sur le caïman de la Ngok.Dans ce contexte, Youlou n’est somme toute que le vecteur d’un discourspolitique plus fin, plus orienté, qui prend comme ligne de mire l’échéanceélectorale de 2016. La mémoire et ses labyrinthes politiques sont aussi desarmes politiques...