Propos recueillis
par Vincent Hiribarren
Questions à Jim House, enseignant-chercheur à l'Université de Leeds et
spécialiste de l'histoire coloniale de l'Algérie et du Maroc. Avec Neil
MacMaster, il est le co-auteur de Paris 1961. Les Algériens, la mémoire, et la
terreur d'État.
Votre recherche porte actuellement sur l’histoire des
bidonvilles en Algérie et au Maroc. Depuis combien de temps ces bidonvilles
existent-ils ?
C’est dans les années 1910 qu’apparaissent les premiers bidonvilles tant en
Algérie qu’au Maroc, notamment à Alger et à Casablanca. Leur histoire est donc
centenaire, même si le phénomène s’accélérera au cours des années 1920 et 1930
et, surtout, après 1945 avec la reprise économique et les famines persistantes.
Pourtant, ces habitations sont à relier aux autres constructions provisoires
qui existaient sans doute depuis plus longtemps et qui ont accompagné l’exode
rural, et que l’on retrouve souvent aux portes des villes régionales. Les
bidonvilles sont le résultat d’une co-production assez complexe entre locataires,
propriétaires, municipalités, et Etat colonial. A l’époque coloniale, les
migrations internes sont souvent autant de stratégies de survie dans des
contextes de déstabilisation profonde des économies et modes de vie provoquée
par la colonisation. Lieux de solidarité, les bidonvilles constituent des
points de chute pour des nouveaux venus à la ville aux revenus plus que
précaires, car les quartiers les plus anciens sont pleins et, avant les années
1940, il n’y a pour ainsi dire pas de politique de relogement (sauf pour les
ouvriers d’élite à Casablanca logés dans des cités ouvrières) et encore moins
de logement social, d’où la présence d’habitants, citadins de longue date, dans
certains bidonvilles en même temps que ces migrants récents.
Les autorités « tolèrent »,
essaient de contenir les bidonvilles, voire les déplacent jusqu’aux banlieues,
comme à Casablanca dès les années 1920, ce qui explique la taille beaucoup plus
importante des bidonvilles dans cette ville (jusqu’à 40 000 habitants pour Ben
M’sik et Carrières centrales – aujourd’hui Hay Mohammadi - à la fin des années
1940) par rapport à ceux d’Alger à la même époque, où le plus grand était probablement
celui de Mahieddine (environ 12 000 habitants).
Si chaque bidonville avait son propre profil socio-économique et
régional, au fil des ans, les concentrations régionales dans les bidonvilles -
signe au départ de réseaux migratoires hautement développés - se diluent à
cause des densités accrues, des logiques économiques qui priment, et des mobilités
des habitants. Aujourd’hui, la plupart des bidonvilles les plus anciens
n’existe plus, exception faite d’une petite partie des Carrières
centrales : mais des bidonvilles plus récents existent bel et bien, malgré
des initiatives sérieuses dans les deux pays pour les résorber, car les
migrations internes n’ont pas cessé.
Robert Descloîtres, Jean-Claude Reverdy et Claudine Descloîtres, L'Algérie des bidonvilles. Le tiers-monde dans la cité, Paris: Mouton et Compagnie, 1961
Les habitants des banlieues ou bidonvilles sont souvent présentés comme socialement ou politiquement dangereux. Ce discours n’est donc pas récent.
Loin de là. Tout d’abord, il faudrait citer une certaine méfiance (souvent
réciproque) entre citadins et ruraux au Maghreb : la peur de la « population
flottante » remonte bien loin et ne se limite pas à la seule époque
coloniale. Pourtant, cette peur se renforce avec celle-ci, et « la peur du
nombre » agite certains Européens dès les années 1930 : ces derniers pensent
avoir (re)créé la ville coloniale à leur image, alors que d’autres logiques
résidentielles, déjà évoquées, viennent compromettre cette vision. En effet, la
rapidité spectaculaire de l’urbanisation et du développement économique suscite,
dans un contexte de crise dans l’intérieur, des mobilités que les autorités
coloniales ont bien du mal à contrôler dès les années 1920. Ce phénomène fait
naître la figure de ce que j’appelle le « ni-ni », l’habitant du
bidonville que l’on juge n’être plus vraiment rural et pas encore urbain et par
conséquent insuffisamment intégré à la ville (on retrouve cette idée dans les
travaux de Pierre Bourdieu et d’Abdelmalek Sayad). Le « renversement
démographique » à la défaveur des Européens et qui se renforce
(Casablanca) ou bien se crée (Alger, années 1950) va accélérer les tendances à
la stigmatisation des bidonvilles et de leurs habitants dans bien des discours
politiques et médiatiques.
Comme on le sait, en contexte colonial, les
Marocains et Algériens colonisés se trouvent en situation de majorité
démographique mais de minorisation politique, et avec la montée de la
contestation anticoloniale, la peur sociale et politique de la population
flottante (souvent vue comme risque d’hygiène), se transformera progressivement
en peur politique : après 1945, les mouvements nationalistes et
communistes font des bidonvilles le symbole de la déstructuration de la société
coloniale et de ses inégalités socio-économiques et ethniques les plus criantes.
A Casablanca, les révoltes urbaines des 7-8 décembre 1952, qui ont débuté à
proximité des Carrières centrales pour continuer à l’intérieur de ce quartier à
bidonvilles, et qui ont attiré une très grande répression, vont fixer l’image
d’un quartier de banlieue « à risque » aux yeux des autorités –
n’oublions pas le contexte de guerre froide et de peur de toute « ceinture
rouge », fût-elle casablancaise ou parisienne. Pendant les luttes pour l’indépendance,
comme à Alger, les bidonvilles casablancais ont servi de lieux de cache de
militants et de matériel et des liens parfois denses ont existé entre ces
quartiers et les régions d’origine des militants nationalistes. L’image
turbulente des bidonvilles casablancais se prolongera dans la postindépendance
avec différents moments de protestation accompagnés de violences sécuritaires
(1965, 1980-1, 1990).
A Alger, si l’attention tant médiatique que cinématographique et historienne
s’est surtout concentrée sur la Casbah, en réalité, pendant la « Bataille
d’Alger » (1957) les parachutistes ont investi tous les quartiers
populaires de la ville, dont des bidonvilles à proximité du centre comme Mahieddine.
Les grandes manifestations nationalistes des 10-11 décembre 1960 témoignent de
l’existence et de la radicalisation des nombreux bidonvilles de la banlieue algéroise
dont les effectifs ont été gonflés par les migrations de fuite pendant la
guerre de libération. Toutefois, le travail d’archives et d’histoire orale que
j’ai pu mener, suggère que les niveaux de radicalisation et de mobilisation
politiques dans les bidonvilles varient beaucoup, et sont fonction d’une série
de facteurs parfois micro-locaux, de même pour les stratégies étatiques de
contrôle et de surveillance. Précisons également que les taux de criminalité
dans les bidonvilles ne semblent pas avoir été plus élevés que dans d’autres
quartiers populaires, malgré les images dominantes de quartiers souvent
criminogènes.
Robert Montagne, Naissance du proletariat musulman. Enquête collective exécutée de 1948 à 1950, Paris: Peyronnet, 1950.
Les médias français parlent souvent de l’immigration du Maghreb vers la France. Les migrations au sein-même du Maghreb sont-elles aussi voire plus importantes ?
Les migrations internes et celles vers la Métropole sont souvent
fonction de l'impact de la colonisation. Pourtant, comme l'a bien montré le
sociologue Abdelmalek Sayad, chaque pays a tendance à ne parler que de
l'immigration sans considérer l'émigration et l'impact des migrations sur les
sociétés d'origine, d'où son emploi du terme « émigration-immigration »
pour désigner l'impossibilité analytique de leur séparation. Dans le cas
algérien, il faudrait signaler le décalage très important entre le nombre important
de travaux tant récents que de l'époque coloniale sur les Algériens en France métropolitaine
d'une part et sur les migrations à l'intérieur du Maghreb d'autre part. En
France, le regard historien s'est focalisé sur la naissance du nationalisme
algérien en situation d'émigration-immigration en France métropolitaine, avec
l'histoire sociale subordonnée à l'histoire politique, avec pour conséquence
une sous-estimation de l'importance des migrations internes et de la manière
dont ces migrations auront pu peser sur ce même développement. Il faudrait trouver un moyen d'intégrer tous
ces éléments et facteurs dans le même cadre analytique, de même pour les
migrations de fuite (internes, ou bien vers la France, la Tunisie ou le Maroc)
des Algériens pendant la guerre d'indépendance. Par conséquent, même si nous
manquons certes de chiffres précis, il ne semble pas déraisonnable d'avancer
que les déplacements internes au Maghreb colonial ont été quantitativement plus
importants que les migrations vers la France métropolitaine à la même époque.