Thierry Pech est directeur général de Terra Nova. A la veille du vote du premier tour des départementales, il revient sur l'interpellation de Manuel Valls, lors de la campagne, en Haute-Vienne : «Où sont les intellectuels qui doivent monter, eux aussi, au créneau [contre le Front national] ? Où est la gauche ?»
Manuel Valls a-t-il raison de condamner le silence des intellectuels face à la montée du FN ?
Je crois qu'il n'a pas tort. Certains restent mobilisés, bien sûr. Mais beaucoup ont un peu rentré la tête dans les épaules. Il y a dans l'air comme un climat de défaitisme qui rappelle les désillusions de Sartre à la fin des Mots : «Longtemps j'ai pris ma plume pour une épée : à présent je connais notre impuissance.» Bien sûr, le modèle de l'intellectuel engagé n'est plus d'actualité. Mais on a le devoir de redonner de la force aux idées humanistes et progressistes contre les délires opportunistes et destructeurs du FN.
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Comment expliquer ce «climat» ?
Cela tient d’abord à l’épuisement de la rhétorique antifasciste qui était le registre dominant des intellectuels contre le FN depuis trente ans. Ça ne marche plus. D’abord parce qu’on y voit de plus en plus une posture moralisatrice et surplombante qui substitue le stigmate aux arguments. Mais surtout parce que le FN a changé. Le parti de Le Pen père, c’était le musée Grévin de l’extrême droite : des vestiges contre-révolutionnaires y côtoyaient des relents maurassiens, des réminiscences vichystes, des pulsions antisémites, des nostalgies de «l’Algérie française»… La fille a vidé le musée du père, ou du moins sa vitrine. Son parti est devenu un mouvement populiste «attrape-tout», mais doté d’une stratégie d’accès au pouvoir. Résultat, le FN est finalement beaucoup plus menaçant mais les motifs auxquels s’accrochait la rhétorique antifasciste se sont volatilisés. Bien sûr, les obsessions sécuritaires et anti-immigration du père ont survécu à ce grand ménage, mais la différence entre le FN et l’UMP sur ces sujets ne saute pas aux yeux. Cette confusion est l’héritage empoisonné de la politique «buissonnière» de Sarkozy.
Par ailleurs, le développement du Web et des réseaux sociaux bouleverse les formes d’intervention des intellectuels dans l’espace public. Les tribunes de journaux ne touchent plus que les convaincus. En outre, ce nouvel espace public favorise les rapports affinitaires et horizontaux : les autorités d’hier — fussent-elles celles du savoir — y sont mises sur le même plan que les «gens ordinaires». Cette contestation des hiérarchies emporte avec elle les critères de crédibilité qui structuraient l’espace public. Du coup, ce nouvel écosystème favorise aussi le déploiement à grande échelle des théories du complot et des fantasmes conspirationnistes dont le FN est friand. Pas facile pour la parole intellectuelle de se faire une place dans ce nouveau monde.
Alors que faire ?
Les intellectuels vont devoir sortir de la peau d’Emile Zola s’ils veulent en retrouver la force. Leur travail public doit prendre des formes plus collectives, plus collaboratives et plus adaptées au Web et aux réseaux sociaux.
Il faut ensuite attaquer le FN sur deux terrains : sur le fond et sur l’éthique. Sur le fond, son programme est à la fois flou, changeant et inconséquent. La sortie de l’euro, par exemple, c’est la voie la plus sûre du déclin national, et c’est ce qu’il faut démontrer.
Sur l’éthique ensuite : un parti qui se met dans la main de fonds russes proches du Kremlin peut-il faire croire qu’il défend la souveraineté nationale ? Un parti qui gère la politique comme un patrimoine familial peut-il incarner le renouveau ? Un parti qui envoie à la récente législative du Doubs une candidate cumularde et qui n’habite même pas dans sa circonscription, peut-il se prétendre si différent ? Ce qu’il s’agit de démontrer, c’est que le FN n’est même pas un parti comme les autres : c’est un parti pire que les autres.
Mais les intellectuels ne sont qu’une partie de la réponse. Il revient surtout aux élus de mettre en place des politiques de nature à répondre positivement aux attentes des catégories populaires et de la jeunesse, qui sont à la fois le cœur de l’électorat frontiste et de la question sociale.