Le soutien important dont jouit auprès de l'opinion grecque
le gouvernement national-populiste, c'est-à-dire la coalition entre Syriza et
la droite extrême (jusqu'à 60% d'opinions favorables), se fonde, pour
l'essentiel, sur deux piliers. D'une part, les promesses électorales (abolition de la Troïka, fin de l'austérité
et améliorations des conditions de vie de la population par un redémarrage de
l'économie et une diminution du chômage, avec en prime le maintien la Grèce au
sein de la zone Euro et de l'Union). D'autre part, la patience dont font preuve
les partenaires européens de la Grèce qui ont convaincu l'opinion grecque que la
« négociation » et le marchandage payent. Cette réalité
correspond-elle aux faits ? Ces derniers semblent plus complexes, aussi bien à
Athènes, qu'à Bruxelles ou à Berlin.
Ainsi, les nouveaux
dirigeants grecs se trompent, ou pire, mentent, sur l'analyse des causes de la
crise qui ont déterminé leurs promesses électorales. En effet, le gouvernement d'Alexis Tsipras
incrimine les mesures d'austérité et le tutorat économique de la
« Troïka » (Commission, Banque Centrale européenne et FMI) que subit
le pays depuis le printemps 2010 comme
causes premières de la crise. Or, en réalité, celle-ci a débuté à l'automne
2008. A cette époque, le vice-ministre des Finances, M. Petros Doukas a prévenu
par écrit et à plusieurs reprises le gouvernement de Caramanlis junior que
d'ici une année, la Grèce sera incapable tant d'assurer le service de sa dette
extérieure que d'emprunter sur les marchés internationaux. Rappelons que la dette
publique avait alors triplé en dix ans et que, depuis la fin des années 1980, la
compétitivité de l'économie, c'est-à-dire les conditions primordiales de toute
production de richesse, stagnait, voire reculait de manière inquiétante. Les
causes en étaient un étatisme et un clientélisme débridés, la corruption et les
détournements, ainsi qu'un système fiscal inexistant.
Un océan de gabegie,
de corruption et d’inefficacité
Côté européen, on a prescrit entre 2010 et
2014 des remèdes qui auraient pu, au moins partiellement, fonctionner dans un
pays occidental, mais qui se sont révélés en partie inadaptés dans un pays qui
constitue indéniablement le plus authentique héritier de l'Empire ottoman,
l' « Homme malade » du 19e siècle. Pire, les
Européens ont persisté dans l'application de ces remèdes alors que, depuis
2013, on sait qu'ils ont peu d'effet. Ainsi, l'austérité et les velléités de dégraissages
n'ont pratiquement pas réussi à diminuer le nombre de fonctionnaires : en cinq ans de
crise, moins de 3% des emplois du secteur public ont été supprimés. Mis en demeure
en novembre 2014 par la Troïka de prendre enfin quelques mesures énergiques, le
gouvernement conservateur d'Antonis Samaras a préféré jeter l'éponge et avancer
de deux mois et demi l'élection présidentielle initialement prévue pour février
2015, ce qui ne pouvait qu'aboutir à sa défaite… Cette politique d'austérité a, en
revanche, multiplié les jeunes pré-retraités, a réduit drastiquement salaires
et retraites et a durement frappé le secteur privé d'où est issue la totalité des
25% de chômeurs. Aucun volet du programme européen ne s'est en outre préoccupé d'une
véritable aide ou incitation à la création d'emplois pour les entreprises. Il
s'agissait pourtant d'une condition sine qua non pour éviter la marginalisation
et le désespoir du quart de la population active du pays. Certes, on ne peut
simultanément tout faire, mais en 5 ans on aurait pu tout au moins s'en
préoccuper… Les
quelques progrès réalisés, depuis 2010, dans les domaines administratifs et
fiscaux ne constituent qu'autant de gouttes d'eau dans un océan de gabegie, de
corruption et d'inefficacité.
L'erreur n'est pas seulement
européenne : les gouvernements de Georges Papandréou jusqu'en 2011, puis d'Antonis
Samaras entre 2012 et 2015, y ont largement pris part, en acceptant
pratiquement telles quelles les conditions imposées, et surtout en les
appliquant de manière peu soucieuse du bien public, avec pour seule
préoccupation de se maintenir au pouvoir… Ce que n'ont pas compris
les Européens, c'est qu'il est difficile, voire impossible, de traiter une
crise économique de manière thatchérienne lorsqu'on a affaire à un État et une
société gérées durant les 40 dernières années par un mélange de mauvais
keynésianisme et de « mobutisme », dans des proportions qui restent à
déterminer, c'est-à-dire une économie « de pillage » qui plus est
financée à crédit…
La ligne directrice du gouvernement
Tsipras repose sur la double mythologie d’une « résistance » contre
un « ennemi », soit la Troïka et ses représentants locaux et, d’autre
part, une supposée « solution », soit la suppression de la Troïka, et
la fin de l’austérité. Dans cette optique, le nouveau gouvernement s’est attaqué
d’emblée aux créanciers ainsi qu’aux instances de l’Union, mais sans aucun plan
précis et de la manière la plus brouillonne et incohérente qui soit. Après trois
semaines de palabres et de menaces, on est parvenu à un accord le 24 février
dernier qui rebaptise la Troïka « Institutions », et confie aux Grecs
eux-mêmes le soin de décider d’un train de mesures apte à remettre l’économie
du pays sur les rails. Ces mesures seront naturellement évaluées par l’Union,
puisqu’on lui demande officiellement une prolongation de son assistance
financière. Un vague programme a été proposé, essentiellement dans le domaine
fiscal, qui frise parfois le ridicule, notamment lorsqu’on envisage de confier
une partie des contrôles fiscaux à des ménagères et des… touristes ! On y a
aussi fourré une loi concernant la « lutte contre la pauvreté », sans
aucun rapport avec une quelconque solution à la crise, dans la mesure où il est
uniquement question d’assistance d’urgence aux plus démunis… Même s’il s’agit pour
l’instant de la seule initiative positive du gouvernement grec (sous réserve de
la forte probabilité de son application clientéliste), elle n’a cependant pas
sa place dans des mesures d’assainissement financier. En résumé, les
propositions de Yanis Varoufakis, le ministre des Finances, ne constituent pas
un programme sérieux et crédible pour sortir le pays de l’impasse.
Côté européen, on a d’abord pensé avoir
signé un accord avec des gens devenus sérieux
après une période d’adaptation à l’exercice du pouvoir. On patiente, on
accepte voire suscite la discussion, mais on reste sur des positions fermes :
les Grecs ne toucheront pas un sou d’aide jusqu’à ce qu’un programme de
réformes crédibles soit élaboré et soumis à approbation, et qu’un contrôle un tant
soit peu fiable (la nuance a son importance dans un pays où l’imprécision voire
la falsification des données statistiques officielles selon les besoins du
parti au pouvoir constitue la règle…) de la situation économique et financière
réelle du pays puisse avoir lieu. Quelques maladresses aussi: par exemple la présentation par des fonctionnaires
européens de la loi de lutte contre la pauvreté, pourtant votée à l’unanimité
par le Parlement d’Athènes mercredi passé, comme une « mesure
unilatérale » prise par le gouvernement grec « à l’encontre » de l’Europe…
Mais, dans les semaines qui suivent, le
gouvernement grec a négligé l’accord qu’il a signé, et fait obstruction aux
instances de contrôle venues travailler à Athènes. Parallèlement, il a déployé une
intense activité propagandiste et s’est placé en position de victime : on
déterre par exemple la question des réparations et des emprunts forcés allemands
datant de la Seconde Guerre mondiale, qui n’ont absolument aucun rapport avec la dette grecque actuelle.
On dénonce des « complots » (notamment de la part des gouvernements
espagnol et allemand avec la complicité de Samaras) visant à déstabiliser
la Grèce… A ce titre, de nombreux ministres Syriza rivalisent en déclarations
aussi extrêmes que contradictoires et, last
but not least, l’inénarrable Panos Kammenos, ministre de la Défense, patron
de la droite extrême ANEL, menace entre autres « d’inonder l’Europe
d’immigrants clandestins et de « djihadistes »»…
Il s'agit évidemment là d'une allusion à l'aspect
géopolitique, qui motive probablement en bomme partie la relative modération de
l'Union vis-à-vis des gamineries du gouvernement grec. On remarque aussi, à
chaque menace de rupture, les interventions conciliantes de l'administration
Obama. Le fait est que personne ne tient à avoir un foyer d'instabilité dans
une région hautement sensible : si finalement sauvetage il y a, cet aspect
stratégique jouera un rôle majeur… Mais
là encore, on ne peut que regarder et se désoler du manque de vision et d'intelligence
des dirigeants d'Athènes. Certes, la politique étrangère n'a jamais été le
point fort des gouvernements grecs, mais tout de même… Alors que la carte géopolitique
constitue un atout de première importance, le fait de l'avoir confiée à des
personnages tels que Nikos Kotzias (ministre des Affaires étrangères) et Panos
Kammenos ne relève même plus de l'irresponsabilité, mais du surréalisme…
Pendant ce temps, les caisses grecques se sont
pratiquement vidées, les capitaux fuient le pays, les faillites internes
(paiement du personnel et des services de l’État ainsi que des retraites) comme
externes (service et capital de la dette) menacent pour fin avril au plus tard,
le système bancaire est au bord de l’effondrement, l’économie privée étouffe du
manque de crédits, d’encouragements et de garanties. De plus en plus
d’importateurs doivent payer à l’avance leurs achats, ce qui est grave pour un
pays dont l’autosuffisance alimentaire se situe aux environs de 30%... Le 15 mars, Alexis Tsipras, fier dirigeant de
Syriza qui déclare que « rien ni personne ne peut imposer quoi que ce soit
à ce peuple (le peuple grec, ndr) »,
envoie une lettre de 5 pages à Angela Merkel dans laquelle il demande
piteusement une aide financière d’urgence afin que son pays puisse assurer ses
obligations envers le FMI…C’est probablement cette missive qui a motivé
l’invitation de la chancelière à venir la rencontrer à Berlin le lundi 23.
Enfin, la Grèce vit une évolution - ou, plus précisément une
régression - très grave, qui peut se révéler catastrophique
à terme, non seulement pour elle, mais également pour ses voisins et l'ensemble
européen. Depuis janvier, le pays semble
être revenu plus de 40 ans en arrière, soit dans un état intermédiaire entre démocratie
et régime autoritaire. Les résultats de politique étrangère et européenne sont largement
en contradiction avec l'information donnée aux citoyens. Beaucoup de
journalistes - hors ceux inféodés à Syriza - se
transforment en propagandistes du gouvernement, cachant soigneusement
les déboires extérieurs ou bruxellois et mettant en exergue les déclarations
triomphalistes à usage interne du Premier ministre et de ses acolytes… Tel
membre du gouvernement déclare que la chaîne de télévision Sky « devrait faire attention » à ne pas diffuser d'informations « défaitistes » dans cette période
de « lutte nationale »… Inversement, une prise de position d'ATTAC dénonçant « l'aspect
odieux » de la dette grecque est présentée comme un triomphe de politique
internationale. De manière générale, on assiste de plus en plus à un manque
total d'information substantielle et de transparence de la part des nouveaux
dirigeants sur le déroulement effectif, le contenu et les résultats des
négociations en cours…
Pour une personne qui a connu cette période, toutes
proportions gardées évidemment et avec l’aspect répressif en moins, cela n’est
pas sans évoquer le style des « colonels » qui ont sévi dans le pays
entre 1967 et 1974, lorsque le seul moyen d’information fiable était la presse
étrangère… Not to mention les
attitudes « mussoliniennes » de Mme Zoé Konstantopoulos, présidente
du Parlement lorsqu’elle interrompt des députés de l’opposition, lance du haut
de son perchoir des accusations de corruption (sans aucun indice) contre
d’autres (notamment Kyriakos Mitsotakis), veut invalider tous les votes passés
en l’absence des députés néo-nazis emprisonnés, ou expulse des présidents de
groupe sous prétexte de vices de forme mineurs dans leur procuration…
Au surplus, la xénophobie devient partie intégrante d’une
« idéologie officielle» de plus en plus nauséabonde. La Grèce a des
problèmes ? C’est la faute des Allemands, de Merkel, de Schäuble, et de
leurs « satellites » (sic), Espagnols, Portugais, Slovaques ou
Baltes… La fête nationale du 25 mars devra être « une démonstration de
l’unité de l’armée et du peuple grecs » face à l’ « étranger»
(Kammenos encore…). Ou encore, la Grèce « n’est plus une république
bananière et doit revendiquer son indépendance énergétique » vis-à-vis de
l’Union européenne (P. Lafazanis, ministre de l’Énergie, qui se garde toutefois
bien de dire comment elle s’y prendra.)
Une nette tendance à
l'autoritarisme
La coalition au pouvoir en Grèce, amalgame
entre gauchistes, populistes et nationalistes ne sait pas ce qu’elle veut, tout simplement
parce qu’elle n’est pas d’accord sur ce qu’elle veut en dépit de la façade
unitaire qu’elle affiche et cherche à préserver en jouant sur le nationalisme
et la xénophobie et en montrant une nette tendance à l’autoritarisme. Sans
parler du cirque ANEL (Grecs Indépendants de Kamenos), Syriza est une
nébuleuse allant de l’extrême-gauche violente jusqu’à la gauche modérée, voire
les confins de la social-démocratie. Sans pouvoir chiffrer précisément leur
nombre, il semble qu’une moitié du parti appartient aux « enragés »,
partisans d’une sortie de l’Euro ET de l’Union. Mais, conscients du fait qu’une
forte majorité de la population est opposée à une telle extrémité qui
précipiterait définitivement le pays dans le Tiers-Monde, ils se livrent à un
lent travail de propagande afin de démontrer que c’est l’Europe qui chasse en
fait la Grèce, dans la mesure où elle n’arrive pas à la « transformer en
colonie et à l’exploiter », car le peuple grec « résiste » et se
montre « indocile ». Adeptes d’une idéologie totalitaire comme le
montrent leur langage et leurs attitudes, cette fraction rappelle les
« Ultras » de la Restauration, dont on disait qu’ils n’avaient
« rien appris et rien oublié » entre 1789 et 1815… Dans leurs
fantasmes, ils revivent l’ « épopée» de Che Guevara,
l’ « héroïque résistance du peuple vietnamien», voire la désastreuse guerre
civile que leurs grands-pères avaient déclenchée dans ce pays même entre 1946
et 1949. Ils vivent en vase clos, voulant ignorer l’évolution du monde des 30
dernières années. En bref, ils imaginent la Grèce comme le brûlot qui va mettre
le feu à l’Europe.
Inversement, Syriza compte aussi des gens favorables
au maintien du pays dans l’Union et surtout, au-delà des idéologies, à l’idée
européenne. Ils sont prêts à mettre de
côté les blocages et la rigidité dogmatiques en faveur de solutions
raisonnables de sortie de la crise. Ils sont surtout conscients qu’une telle
sortie ne peut se faire qu’avec l’aide et l’assistance active de l’Europe, donc
grâce à des compromis acceptables pour tous, créanciers comme débiteur. Le
moindre de leurs représentants n’est pas M. Stathakis, ministre de l’Économie
dont les discrètes interventions devraient être plus fréquentes et surtout mieux
écoutées. Un tel cadre exigerait naturellement à terme une redistribution des
cartes au niveau politique, peut-être même un éclatement de Syriza et de
nouvelles alliances. N’oublions tout de même pas que le 70% du corps électoral
grec reste de tendance politique modérée.
Le problème est de savoir dans quel
« camp » situer M. Tsipras. Les semaines, voire les jours qui suivent
devraient l'obliger à « jeter le masque » et se situer plus
clairement, vu l'urgence. Une lueur d'encouragement: sa prestation et son discours, plutôt
positifs, lors de la rencontre avec Mme Merkel le lundi 23 mars.
N.B.: La version grecque de cet article est ici.