J’ai une dent contre mon dentiste. Alors, je reste assidue au brossage trois fois par jour. Je ne veux plus le voir ! Adolescente, on m’a collé un appareil pour resserrer mes dents du bonheur. Elles me manquent ces dents qui me prédisaient un bel avenir, me rapprochaient aussi d’un autre pays, la Gambie, implantation dentaire de mes racines. J’avais effacé le bonheur et l’Afrique dans ma bouche. Mais, mes dents vont bien, grâce à mon dentiste.
En 1999, les dents longues, je suis acceptée à Assas, sans réaliser… Rien qu’à prononcer ce mot «Assas», on claque des dents. Très vite, il me fallait un spécialiste du sourire, pour que mes larmes ne coulent plus d’injustice dans la fac. Peu de chose à me mettre sous la dent, je voulais un dentiste au nom apaisant. Je tombe sur ce prénom, David. J’appelle et me sens déjà mieux. Rendez-vous. J’explique à David que j’ai une rage, une douleur diffuse, sourde, généralisée. Après quelques séances, j’arrive à sourire. A la fac, je reste digne malgré ma couleur de peau et mon nom qui, pour certains, est plus répugnant qu’apaisant. Dorénavant à la fac, c’est œil pour œil, dent pour dent.
Avril 2002, petite rechute. David m’apaise avec d’autres techniques. Il est beau, intelligent, moderne. Les rendez-vous sont moins faciles à avoir. Il a une place dans le quartier. Il fait un tabac ! Nous grandissons ensemble. Lorsque les rages reviennent à cause du froid où personne ne se parle, où l’on a peur de ses voisins, sa porte m’est ouverte. Solidarité. Il dit que j’ai la dent dure. Il ne ment pas, c’est pas un arracheur David. Créateur de sourire, il m’encourage et pour lui ça se voit mes dents du bonheur. Je le crois et deviens incisive, avec mon sourire : outils de conviction et d’accomplissement. Armée jusqu’aux dents de ce sourire, je réponds à l’intolérance, aux xénophobes, extrémistes et autres imbéciles. Un sourire qui chante, joue, écrit et envoie au monde la nécessité de tisser des liens d’un cœur à l’autre. Fraternité. Je n’allais pas me faire plomber par n’importe qui ! J’excelle dans mon art et David me sacre reine, avec menthe fraîche et couronne en ivoire. Parce qu’il est délicat et sait que j’aime mes origines d’Afrique.
2014, la Nation est malade. Elle se soûle d’individus peu fréquentables. 2015, des gens aux noms apaisants sont dévitalisés. D’autres partent où ils se sentiront «chez eux». C’est-à-dire comme la France d’avant, celle qui était «une» avec nous tous dedans, celle des droits fondamentaux. Egalité. C’est à la France de faire en sorte que nous, juifs, nous nous sentions chez nous ici, pour la simple et bonne raison que la France c’est chez nous ! Je reste alors sereine, confiante dans la République. Texto de David : «Besoin de te parler, viens». Il y a de l’émotion dans sa voix. Et voilà qu’il m’envoie : «Rachel, je pars en Israël». J’aurais préféré qu’il me passe sa fraise, car là, c’était juste les dents de la mer. Je suis restée civilisée, mes dents de sagesse ont pris le dessus.
J’ai repensé à notre histoire, notre lien à nous, depuis quinze ans en tant que Français, dans une France de plus en plus cariée et douloureuse. Depuis, j’ai une dent contre mon dentiste qui ne pourra plus soigner ma rage, ni celle des autres patients. En France, on aura tous mal aux dents : LA bonne raison de ne plus se parler. J’ai une dent contre lui et contre tous ceux qui vont me manquer comme ils manqueront à la France qui n’a pas su les retenir. Sans eux, ici c’est beaucoup moins la France. J’aurais aimé les oublier, mais trois fois par jour, seule devant ma glace, je pense à eux.