Propos recueillis par Vincent Hiribarren.
Questions à Shane Doyle, maitre de conférences à l'Université de Leeds. Shane Doyle est un spécialiste de l'histoire démographique du continent africain et vient de publier Before HIV, Sexuality, Fertility and Mortality in East Africa, 1900-1980 (gagnant en 2014 du prix de l'African Studies Association pour le meilleur livre en études sur l'Afrique de l'est)
Les historiens ne sont pas d'accord sur ce sujet. Certains pensent que les interventions coloniales que ce soit dans le domaine de la santé ou pour réduire les famines ont eu pour effet la réduction des taux de mortalité. Ces stimuli sont pour eux les plus importants pour expliquer l'augmentation de la population. D'autres historiens maintiennent que l'impact réel de la colonisation a été celui de l'augmentation de la taille des familles. Pour ces historiens, la période coloniale a offert des opportunités économiques à des hommes jeunes ce lui leur a permis de se marier plus tôt. Une autre explication proviendrait du fait que les colonisateurs ayant exigé une augmentation de la production, les parents ont été poussés à maximiser leur fertilité pour augmenter la force de travail de la famille (principalement le travail à la ferme, y compris celui des enfants).
Mes recherches essayent de trouver de nouvelles sortes de données, à une échelle plus locale, pour nuancer ce débat. J'ai donc utilisé des archives provenant de maternités d'hôpitaux, des registres paroissiaux de baptême et de mariage, des enquêtes médicales et ethnographiques et des centaines d'entretiens pour mieux comprendre quand, comment et pourquoi des populations ont commencé à croitre. Il est probable que les différentes régions d'Afrique présentent des résultats différents mais ce que j'ai trouvé par exemple en Tanzanie et Ouganda, c'est que l'âge du mariage n'a apparemment pas baissé de manière significative. Plus de personnes que par le passé pouvaient se permettre de se marier et la société est devenue de plus en plus tolérante des femmes ayant des enfants hors mariage. Les registres paroissiaux indiquent que les intervalles entre chaque naissance se sont réduits de manière significative pendant l'entre deux guerres. Probablement dans cette région, la raison la plus importante pour la montée de la fertilité est l'amélioration de la santé génésique partiellement due à l'utilisation des antibiotiques contre les infections sexuellement transmissibles, à l'amélioration de la nutrition et l'expansion rapide des naissances médicalisées.
Les services de santé occidentaux ont non seulement contribué à l'augmentation de la fécondité, mais aussi à la réduction de la fréquence et de la sévérité des maladies. Les épidémies principales dans cette région étaient sous contrôle dans les années 1920 grâce aux vaccinations et aux installations sanitaires. Qu'elles soient endémiques ou quotidiennes, les maladies comme la malaria ou les infections intestinales étaient relativement sous contrôle depuis les années 1930 grâce à l'augmentation des investissements pour la santé publique et ensuite, de nouveau, dans les années 1940 grâce à l'introduction de nouveaux médicaments. Certaines catégories de la population ont plus bénéficié de ces améliorations que d'autres, la mortalité maternelle, infantile et de bas-âge reculant le plus rapidement.
Le VIH a été identifié pour la première fois quasiment en même temps dans des villes occidentales (principalement parmi les utilisateurs de drogue, les hémophiles et la communauté homosexuelle) et la zone frontière entre la Tanzanie et l'Ouganda (principalement parmi les travailleurs du sexe ou les routiers mais en n'épargnant pas le reste de la population non plus).
Mais les analyses génétiques de l'évolution du virus indiquent que le VIH avait atteint les Grands Lacs dans les années 1950 et sa diffusion était relativement rapide dans les années 1960. Mes recherches ont donc essayé de raconter l'histoire sur le long terme de l'évolution du VIH dans cette région. J'ai trouvé par exemple que les transfusions sanguines, le mode le plus efficace de transmettre le virus, étaient devenues très courantes dans les grands hôpitaux de l'Ouganda dans les années 1950 ; que les établissements médicaux en Tanzanie et en Ouganda avaient du mal à faire face à la forte demande pour les piqûres après la Seconde Guerre mondiale (le traitement par injection était reputé plus efficace que le traitement par voie orale) ; et que toute une série de changements culturels, économiques et juridiques entre les années 1920 et 1950 avait transformé les modes de sexualité.
Une façon de mettre en perspective le sida est de reconnaître que son évolution a été marquée par l’intégration des régions et des sociétés africaines depuis un siècle ou deux. Son histoire doit suivre le transfert initial du virus depuis les forêts tropicales du sud-est du Cameroun, à la métropole de Léopoldville-Kinshasa, puis le long des routes, des rivières et des chemins de fer du Congo belge, et à partir des frontières du Congo au reste du continent, et même du monde. Son histoire a été façonnée par la transformation de la démographie du continent depuis le début de la domination coloniale - la mobilité accrue, l’accélération de l’urbanisation, et surtout l’augmentation de la densité de la population qui est sans précédent dans l’histoire humaine.