Un jour, ça vous arrive. Se faisant passer pour vous, un psychopathe, qui nourrit des griefs professionnels contre vous, appelle en pleine nuit le commissariat de votre quartier, en larmes. Il explique qu’il (vous, donc) vient de tuer sa femme à l’arme blanche et qu’il attend désormais la police de pied ferme, prêt à faire un carton. Bref, vous êtes un forcené.
Une nuit, donc, la police débarque dans votre immeuble, peine un peu à trouver le code, et prend position silencieusement dans la cour, sur les paliers, chez les voisins. Le commissaire tente d’entrer en contact avec vous. Sans succès. Vous n’êtes pas dans ce domicile cerné, investi, vous êtes en déplacement, loin. Et cette nuit-là, vous avez laissé votre portable dans une autre pièce.
Au petit matin, la police réussit finalement à établir le contact avec vous. Il était temps. Deux minutes plus tard, ils donnaient l'assaut de l'appartement vide. En quelques minutes, vous reconstituez mentalement la nuit de folie à laquelle vous avez échappé. Vous n'êtes pas totalement surpris. Le psychopathe, vous le connaissez. En écrivant sur lui, vous saviez que vous risquiez de vous retrouver dans la peau d'une de ses victimes. Vous parlez à un commissaire, un peu stressé, mais professionnel. Le commissaire connaît le psychopathe, il a lu les journaux, il est «certain à 99 %» que non, vous n'avez pas tué votre compagne, mais vous sentez qu'il faut tout de même l'en convaincre. Vous lui passez votre compagne, qui doit aussi le convaincre qu'elle est elle-même, et vivante.
Quoique sûr à 99 % que vous n’avez pas tué votre compagne, le commissaire exige tout de même d’entrer dans l’appartement vide, pour purger les 1 % d’incertitude restants. Le commissaire vous rassure : il sait que vous êtes journaliste, il ne va donc pas fouiller les tiroirs (parce que sinon, oui ?), il cherche seulement un cadavre éventuel, avec 1 % de probabilité. Ce n’est qu’après la fouille, infructueuse, que vous redevenez vraiment, à 100 %, un interlocuteur fiable, totalement récuré de toute trace de soupçon.
Tout au long de la journée qui suit, c’est fait : vous êtes devenu, pour vos confrères, une victime médiatique. Après avoir vu défiler sur l’écran, des années durant, tant de victimes de toutes sortes, après être devenu quasiment victimologue professionnel, vous voilà dans la peau de la victime. De l’autre côté du micro. Du côté de l’interviewé.
Etrange expérience. Tout est étrange. Cette légère ébriété qui vous saisit, à raconter votre histoire en boucle. Le rôle réparateur de ce récit. Les détails qui reviennent au fur et à mesure. Vous n’imaginiez pas prendre autant de plaisir à parler, à dévider votre récit, devant l’attention calme et professionnelle des policiers, puis des confrères.
Ça s’est passé ainsi, ils ont pris position dans la cour, certains étaient aux fenêtres d’en face, et alors j’ai répondu au commissaire que, etc.
Des détails, des invraisemblances, des trous, des questions, vous reviennent au fur et à mesure que vous répétez l’histoire. Osons le dire : il y a de la jouissance, une petite part de jouissance, dans cette ébriété. La victime jouit. D’excellents professionnels l’écoutent, comme elle n’a peut-être jamais été écoutée. On couche sa parole sur papier. Elle est à la place la plus enviée de l’époque : une victime.
En même temps, cette jouissance est illégitime. Car la victime est présumée traumatisée. Pour faire une victime acceptable, pour satisfaire tous ces gens prêts à l'empathie, à la compassion, pour être digne de tous ces «bon courage» que vous entendez autour de vous, vous sentez bien qu'il faudrait en rajouter. Vous sentant surtout excité par la nouveauté de la situation, curieux de ses développements à venir, vous vous sentez un peu indigne, un peu usurpateur. Cette fierté d'être pris pour cible par un psychopathe, par un salaud, de se sentir projeté du bon côté, cette fierté est inavouable.
Peu à peu, vous comprenez comment des parents d’enfant assassiné, par exemple, peuvent se laisser prendre au piège de leur statut de parents de victime, comment ce statut peut emprisonner, avec sa tiédeur douillette, comme il est confortable, comment il est facile de devenir une victime professionnelle.
Finalement, c’est un reportage comme un autre.