Par Vincent Hiribarren
Les jihads ne sont pas nouveaux en Afrique. Le colloque Musulmans au Sahel : histoires de jihad l'a bien montré. Pour les dirigeants de Boko Haram et de nombreux jihadistes encore aujourd'hui, l'un de ces jihads fait figure de référence. Il s'agit du jihad d'Ousmane dan Fodio de 1804-1810 responsable de la création du plus grand État d'Afrique au XIXe siècle. Cet État appelé «califat de Sokoto» a existé entre 1804 et 1903 et s'étendait sur un territoire compris aujourd'hui principalement au nord du Nigeria et au nord du Cameroun.
Le jihad de dan
Fodio a été interprété de multiples façons. Certains y ont trouvé une dimension
raciale ou ethnique. En effet, Dan Fodio était le descendant de Fulani (ou
Peuls) installés dans les régions haoussas depuis le XVe siècle. C’est pour se
soulever contre la domination de ces mêmes Haoussas que les Fulani se seraient revoltés
au début du XIXe siècle. En d’autres termes, la religion n’aurait été qu’instrumentalisée
par dan Fodio. Il est vrai que la plupart des dirigeants de ce jihad étaient Fulani
mais résumer le jihad à une simple querelle ethnique ne serait pas logique tant
les Fulani étaient en infériorité numérique dans la plupart des territoires
conquis par Sokoto. D’ailleurs, dan Fodio lui-même dans son ouvrage Bayan Wayan Wujub al-Hijra condamnait
toute discrimination ethnique.
D’autres ont vu
dans le jihad une révolution tant les conditions socio-économiques des
territoires haoussas auraient été un terreau fertile pour la propagation d’un
message religieux vantant une certaine forme d’égalité et la fin de la
corruption des dirigeants haoussas. Dan Fodio dans cette optique se serait présenté
comme le champion du peuple contre les aristocrates. La lutte des classes
version ouest-africaine aurait donc été responsable pour cette révolution et
expliquerait comment dan Fodio aurait commencé son jihad contre le roi de Gobir
en 1804. Même s’il est vrai que les inégalités entre la classe dirigeante et le
peuple étaient criantes, dans son livre Kitab
al-Farq, dan Fodio expose ses vues sous un angle principalement religieux
et se limiter uniquement à une vision sociale du jihad ne ferait que donner une
image incomplète de ce mouvement.
Pour dan Fodio,
la principale raison du jihad est la purification de l’islam dans des
territoires déjà musulmans. La légitimité de son combat provient donc de son
constat que les dirigeants musulmans ne pratiquaient qu’une forme impure de l’islam.
La correspondance échangée avec le dirigeant du Borno dans les années 1800 est à
cet égard révélatrice. Après avoir tenté d’envahir le royaume qui existait
depuis (au moins) le Xe siècle, le fils de Dan Fodio, Mohammed Bello, essaye de convaincre Mohammed
el-Kanemi du bien-fondé religieux et juridique de leur combat. Pour dan Fodio et ses successeurs, le
jihad est donc principalement (mais pas uniquement) conçu comme une réforme
pour les musulmans par d’autres musulmans.
Des débats sur la
place de l’islam dans la société s’étaient déjà tenus avant le jihad de dan
Fodio que ce soit au sujet des interdits alimentaires, des lois concernant le
mariage ou des habits que devaient porter les femmes. C’est ce dernier point
qui avait déjà retenu l’attention de Shaikh Jibril b. ’Umar, l’un des maitres
d’Ousmane dan Fodio. D’autres jihads s’étaient déjà produits en Afrique de
l’ouest avant celui de dan Fodio (Boundou, fin XVIIe siècle; Fouta Djallon,
1725; Fouta Toro, 1776). En d’autres termes, des lettrés musulmans s’étaient déjà
posés en réformateurs-conquérants avant l’avènement d’Ousmane dan Fodio. Le
questionnement religieux du jihad de dan Fodio n’était donc pas complètement
original. C’est sa victoire politique durable sur un vaste territoire qui
assure son succès auprès des jihadistes encore aujourd’hui.
Chaque époque
tente de comprendre le jihad de dan Fodio sous un angle bien précis. Ceux qui veulent
obstinément voir dans l’Afrique une longue série de conflits ethniques lisent
le jihad comme un conflit entre Fulani et Haoussas. Ceux qui s’attachent à la
dimension sociale des événements y trouvent un phénomène de lutte des classes.
Enfin, ceux qui veulent trouver des sources idéologiques et religieuses à tout événement
politique analysent le jihad comme le retour d’un débat de fond sur la place de
l’islam dans la société.
Trois analyses parmi d’autres confirmant que l’Histoire (la discipline) est bien une réinterprétation constante et dynamique du passé.