les jihadistes de
Boko Haram ne manquent pas d’y faire référence tant il est pour eux un modèle.
Le califat de Sokoto était le plus grand État d’Afrique du XIXe siècle. Fruit
d’un jihad mené par Ousmane dan Fodio entre 1804 et 1810, cet État islamique
s’étendait sur un territoire couvrant principalement le nord du Nigeria et le
nord du Cameroun contemporains. Selon un témoignage du XIXe siècle, il fallait
compter quatre mois pour le traverser d’ouest en est et deux mois pour le
parcourir du nord au sud. Il s’agissait aussi de l’État le plus peuplé de l’époque
même si les estimations sont toujours difficiles pour cette période.
Les six premières
années du jihad (1804-1810) ont été fondamentales dans la création d’une base
politique et religieuse pour un État qui n’a jamais été un empire à proprement
parler mais une collection de territoires placés sous l’autorité du calife à
Sokoto. En effet, le califat de Sokoto était un État fortement décentralisé dirigé
par le calife. Le califat lui-même était une innovation dans les régions
haoussas (le dirigeant de Borno portait le titre de calife entre la fin du XVe
siècle et le début du XIXe siècle). Il conférait une autorité morale et
politique à dan Fodio et ses successeurs. Les compagnons du calife, lettrés
Fulani devenus jihadistes ont ainsi été placés comme émirs à la tête de chaque
subdivision territoriale et répondaient en théorie directement de leurs actions
auprès du calife. À cause de la distance, le califat était de fait divisé entre
les émirats de l’ouest directement dirigés depuis la ville de Sokoto et les
émirats de l’est plus ou moins autonomes.
Le califat de Sokoto et Borno au XIXe siècle - Histoire générale de l'Afrique, UNESCO.
Tous les
descendants de dan Fodio ont dû mener des campagnes militaires pour assoir leur
autorité faisant ainsi du jihad un phénomène quasiment ininterrompu jusqu’à la
moitié du XIXe siècle. Ainsi Mohammed Bello, fils et successeur direct de Dan
Fodio qui a pris le titre de sultan, a mené de nombreuses campagnes qu’il
aimait comparer à la conquête de la péninsule arabique par les premiers
musulmans. La politique de Bello consistait à nommer des membres de sa famille
à la tête des villes-frontières, ou bien à fixer des populations nomades Fulani
dans des villages ou encore à construire des villages fortifiés pour surveiller
certaines de ses frontières. Il fallait assurer la sécurité du califat à ses frontières
mais aussi dans les zones tampons entre chaque émirat. Grâce à des soldats
recrutés en saison sèche, les troupes de Sokoto pouvaient mettre fin à toute
rébellion ou toute incursion touarègue au nord.
L’autorité du
calife découlait de sa capacité à contrôler ses frontières, à redistribuer le
butin des campagnes militaires ou les impôts aux alliés et membres de sa
famille. Les revenus du califat étaient en théorie soumis à la loi islamique.
Ainsi, le jihad avait remplacé les impôts des dirigeants haoussas par des impôts
islamiques comme la zakât. Cependant,
ces impôts dépendaient largement de chaque émirat avec par exemple l’existence
d’un impôt foncier à Kano ou Zaria et non à Sokoto. Les volontés
centralisatrices de Sokoto sur le reste du califat étaient donc limitées par
les structures pré-jihadiques des villes haoussas mais aussi par l’impossibilité
d’atteindre de grandes parties de la population vivant à la campagne.
Il en va de même
avec les questions de justice et d’éducation. Le califat de Sokoto fidèle aux
intentions premières du jihad voulait instaurer la loi islamique dans les
tribunaux de tout le califat. Le besoin en hommes instruits a favorisé l’éclosion
d’écoles dans les villes du califat même si les premières années du califat ont
révélé un manque de personnel qualifié. En effet, ce qui marque
particulièrement la structure du califat de Sokoto est le personnel lettré
travaillant dans l’administration de chaque émirat. Nés libres ou esclaves, ces
hommes étaient bien souvent la condition nécessaire pour le fonctionnement de l’État.
C’est encore une
fois le manque de bras qui provoquait les multiples expéditions ayant pour but
de capturer des esclaves que ce soit pour les vendre ou les faire travailler
dans les plantations ou autres lieux de production du califat. Ainsi, le
travail dans les mines de sel du nord du califat était basé sur le travail
servile. Il en allait de même pour les industries du fer, coton, indigo ou cuir
des régions centrales du califat. La richesse de l’État était donc basée sur
une économie servile alimentée par des guerres ou des razzias comme en pays
bedde. Des marchands nord-africains ont donné une proportion du nombre d’esclaves
dans la ville de Kano des années 1820 : pour chaque homme libre, il y avait
trente esclaves.
L’islam qui avait
pénétré dans les régions haoussas pendant le XIVe siècle par l’intermédiaire de
voyageurs/commerçants venus du Borno voisin et/ou des régions situées au nord
du Sahara s’est donc répandu grâce au jihad mais aussi grâce à l’administration
du califat de Sokoto. Les religions préislamiques, souvent appelées
«traditionnelles» continuaient à exister mais la culture islamique véhiculée par
des livres écrits par la famille du calife ou vendus à travers le Sahara a
ainsi pénétré dans toute la région. Que ce soit par le pèlerinage à la Mecque, le
commerce ou la diffusion des confréries, l’espace haoussa s’est donc largement
intégré au monde musulman grâce au califat de Sokoto. Ce phénomène existait
auparavant mais le califat l’a largement accéléré.
Après une brève
campagne militaire britannique, le califat de Sokoto a été intégré au
protectorat du nord du Nigeria en 1903. Cette date constitue le début de la période
coloniale dans cette région et marque la défaite du sultan de Sokoto face aux armées
britanniques. Ces troupes, comme dans de nombreux cas en Afrique, étaient
essentiellement composées d’Africains avec à leur tête des officiers européens.
Quand on sait que les soldats africains étaient en grande partie haoussas on
peut se demander le sens à donner à la conquête britannique tant elle peut aussi être comprise comme le résultat d’une guerre au sein-même
de Sokoto. Quoiqu’il en soit, le califat n’a pas tout à fait disparu en 1903
puisque les Britanniques se sont servi de cet État pour bâtir leur théorie de
l'Indirect Rule.
L’empreinte du califat de Sokoto n’existe pas que dans les esprits des dirigeants de Boko Haram. Cet État a laissé sa trace dans l’histoire de l’Afrique de l’ouest mais aussi dans le jeu politique du Nigeria du XXe siècle. D’ailleurs, le sultan de Sokoto en 2015, même s’il ne dispose pas des mêmes pouvoirs que ses prédécesseurs du XIXe siècle, est toujours un descendant de dan Fodio.