Les chiffres se sont entrechoqués la même semaine : 274 actes islamophobes au 1er semestre 2015 ; 508 actes antisémites sur les cinq premiers mois de l'année. Une multiplication par quatre par rapport à 2014 pour les uns ; une augmentation de 84% pour les seconds. Année après année, la mesure des actes islamophobes et antisémites est devenue un baromètre incontournable du débat public. Plus encore depuis les attentats de janvier, les violences ayant explosé. Elle est pourtant imparfaite.
Les chiffres du ministère de l'Intérieur cités ci-dessus recensent plaintes et mains courantes et mêlent des actes à la gravité variée - de la menace à l'homicide, en passant par la tête de porc déposée à la porte d'une mosquée. Ils sont surtout loin de la réalité de la violence antireligieuse : rares sont les victimes à déposer plainte - qu'elles craignent l'accueil policier ou qu'elles soient résignées. Même les responsables du Conseil français du culte musulman (CFCM) avouent ne plus déposer plainte quand ils sont menacés, sachant que les poursuites n'aboutiront pas. Enfin, les plaintes pour discrimination fondée sur la religion n'apparaissent pas dans la comptabilité de l'Intérieur, malgré les demandes répétées des associations musulmanes. «Cette forme de racisme est la plus répandue de l'expression antimusulmane», note le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF).
Des associations communautaires ont donc organisé leur propre recensement. C'est le cas du Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme (BNVCA), qui assume son lobbying pro-Israélien (notamment en faisant annuler sans relâche les débats sur le boycott des produits israéliens) ou les activistes du CCIF, mobilisés contre toute atteinte au port du voile. Ces deux associations appellent victimes et témoins d'actes antireligieux à les contacter et assurent enquêter pour vérifier la véracité de chaque fait - au CCIF, trois juristes sont chargés de regrouper PV, photos, témoignages, etc. A parcourir les comptes rendus des auditions réalisées par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) pour rédiger son rapport annuel sur le racisme et l'antisémitisme, on voit à quel point les chiffres cristallisent et parfois raidissent le débat entre les communautés juives et musulmanes. Comme s'ils ne restaient plus qu'eux - chiffres et nombre de victimes - pour espérer attirer l'attention de l'opinion publique et l'écoute des autorités. «Sur un sujet qu'elles n'ont pas envie de voir, vous n'avez aucune chance de vous faire entendre si vous ne pouvez pas dire : les actes islamophobes augmentent de manière fulgurante, 80% des victimes sont des femmes», note Elsa Ray, la porte-parole du CCIF.
Ils sont aussi le moyen pour les associations d'appuyer leur propre lecture du racisme et de l'antisémitisme, de marteler leur ligne militante. «Nos chiffres ont prouvé qu'un nouvel antisémitisme était né dans les banlieues, quand les autorités ne voyaient que le traditionnel antisémitisme d'extrême droite», explique ainsi Sammy Ghozlan, du BNVCA. Et si le nombre d'actes islamophobes relevés par le CCIF en 2014 est bien plus élevé que celui du ministère (764 pour 2014, en hausse de 10% alors que l'Intérieur note une baisse), c'est parce qu'ils sont composés à 60% d'actes de discrimination : homme à qui on demande de se raser la barbe pour bénéficier d'une formation, mère privée de sortie scolaire. Ce qui permet d'asseoir le leitmotiv de l'association : l'islamophobie est moins due à la haine d'individus racistes qu'aux institutions d'Etat, à l'origine de 70% des cas de discriminations rapportées à l'association
Faut-il s'inquiéter de la concurrence des chiffres comme le dit la sénatrice Esther Benbassa ? «Ce n'est pas le BNVCA qui pousse les juifs à quitter la France, ce sont les événements, réfute Ghozlan.Nous assurons les victimes qui nous contactent que nous les prendront en charge et anihiler ainsi tout désir de vengence personnelle.» Nous montrons aux victimes que nous les prenons en charge : notre mission, c'est aussi d'éviter le désir de vengeance personnelle.» Vincent Tiberj, chercheur à Sciences-Po, a créé un indicateur, l'indice longitudinal de tolérance, qui calcule tout autre chose que les actes de violences pour se pencher sur les opinions et préjugés des Français. «Il est difficile pour une association d'être juge et partie, relève-t-il. Pourtant de part et d'autre, ces associations contribuent à sensibiliser l'opinion sur des sujets délaissés : l'islamophobie en est un bon exemple. Le pire, au fond, c'est plutôt ce qu'il se passe quand ces associations communautaires n'existent pas. Si la France est si indifférente à la situation des Roms, c'est sans doute aussi parce qu'aucune association de Roms ne comptabilise les actes de violence dont ils sont victimes.» Selon la CNCDH, les Roms sont la minorité qui suscite le plus de rejet dans la population française. Son indice de tolérance est deux fois moindre que celui des musulmans, eux-mêmes bien moins «tolérés» que les juifs.