Un ensemble d'œuvres d'art contemporain a fait l'objet cette année de vandalisme : sans doute la plus emblématique de ces violences fut, en octobre, la destruction de l'œuvre Tree présentée place Vendôme, à Paris, et l'attaque physique de son auteur, l'artiste américain Paul McCarthy. La sculpture ne fut pas réinstallée et l'artiste, remis de son agression, décida de consacrer plusieurs pièces à cet événement dans son exposition «Chocolate Factory» qui s'ouvrit ensuite à l'Hôtel de la monnaie, à Paris. Dans les médias, dans les milieux de l'art, on commenta longuement ces actes : les uns insinuant que la destruction de l'œuvre avait été largement incitée par l'artiste et sa galerie, les autres tenant un discours plus mesuré, mais s'inquiétant du caractère provocateur de certaines œuvres installées dans l'espace publique. D'autres encore, estimèrent que l'exposition de McCarthy qui suivit avait gagné en qualité, tandis que beaucoup condamnaient ce vandalisme inacceptable dans un Etat démocratique.
Ces attaques ne sont pas une nouveauté. Par le passé, elles furent nombreuses les œuvres détruites par le feu ou les coups parce que considérées comme «subversives», «dégénérées» ; les expositions fermées parce que qualifiées d'obscènes, de pornographiques, etc. Dans les sociétés d'ordre, on prête aux œuvres un pouvoir négatif extraordinaire. L'art offense. Il offense «la bienséance», il met à mal «nos valeurs», il attaque… L'œuvre d'art contemporain est ainsi perçue comme une arme que d'aucun pointerait sur la société pour la déstabiliser. Il faut donc la neutraliser : détruire physiquement l'œuvre, la tuer. Tout cela regorge de symbolique.
On est sous le régime de l'icône qui avait conduit des catholiques intégristes à incendier, en octobre 1988, le cinéma le Saint-Michel à Paris alors qu'y était projeté le film de Martin Scorsese la Dernière Tentation du Christ. Cette inquiétante puissance amène d'autres, ou les mêmes, à s'en prendre à l'artiste quand il est présent ; on l'agresse verbalement et physiquement. On le punit dans sa chair. Combien d'artistes tués, enfermés, assignés à résidence.
Et puis l'art est prosélyte. Il ne se limite pas à troubler et à offenser, il convoie un ensemble d'idées et de pratiques, non pas seulement contraire à ce qui nous constitue, mais qui menace nos enfants. Il est terrible ce cheval de Troie avec son chargement caché de concepts : aujourd'hui le genre, le postcolonial, etc. Manipulateur d'imaginaires, il fait naître dans le cerveau de nos petites têtes blondes des «mauvaises pensées». Je me souviens comment, il y a plus de dix ans, Alain Crombecque, directeur du Festival d'automne, avait dû refaire l'ensemble du programme composé avec les photographies de Nan Goldin au prétexte que l'une des images avait été jugée par un partenaire média «pédophile».
Et puis, l’art contemporain est cosmopolite. Il vient de l’étranger ; il se joue sur ce point encore des territoires et des frontières. Il participe de l’invasion. Tout cela est su, répété, enseigné ; on en a même fait des sujets pour l’épreuve de philosophie du baccalauréat.
A chaque fois, nous devons nous insurger, dénoncer, soutenir les artistes mis à mal. Nous ne devons pas distinguer ce qui se passe ici, de ce qui se passe ailleurs, plus loin. Il nous appartient de dénoncer ces actes intolérables. Mais il advient aujourd'hui dans l'ombre de ces violences spectaculaires, une autre forme de violence qui agit plus sournoisement, qui n'a pas la frontalité des destructeurs et dont les auteurs n'ont pas de visage identifiable : ce ne sont pas des réactionnaires, ce ne sont pas des intégristes. Ainsi, un dimanche de juin, j'ai assisté à la fermeture du Centre d'art de la ville de Chelles, en Seine-et-Marne ; la dernière exposition fut celle du duo de très jeunes artistes Nøne Futbol Club intitulée «Une saison en enfer». Elle proposait une réflexion sur le travail à partir d'une volière de pigeons. La fiente des pigeons inscrivait progressivement sur le sol de l'espace d'exposition les mots hold on qui signifient à la fois «Ne raccrochez pas» et «Tenez bon» en anglais.
La fermeture du Centre d'art de Chelles ne fit pas de bruit. On ne fermait pas le centre d'ailleurs, on en changeait la vocation. La nouvelle équipe municipale de la ville de Chelles l'avait décidé. Que cache cet événement ? On pourrait le minimiser en invoquant l'alternance politique qui caractérise la vie de notre pays ; heureusement, quand la couleur politique du président de la République change, le ministère de la Culture ne se met pas à fermer les musées nationaux ouverts sous le mandat précédent. Chaque président cherche au contraire à marquer le champ de la culture de son empreinte en imaginant un projet nouveau. L'argument ne tient pas. La raison immédiatement avancée ensuite est le pseudo «élitisme» de l'art contemporain. Déjà en Avignon, à l'automne dernier à propos de la fondation Yvon Lambert, j'avais entendu ce même terme alors que le galeriste avait fait don à l'Etat de l'ensemble de sa collection, l'une des plus belles d'Europe.
«Elitisme» ? Substantif masculin dérivé du mot «élite», qui selon le dictionnaire de la langue française signifie : «Ce qu'il y a de meilleur dans un ensemble composé d'êtres ou de choses ; produit d'une élection qui, d'un ensemble d'êtres ou de choses, ne retient que les meilleurs sujets.» Au singulier, une élite est une «minorité d'individus auxquels s'attache, dans une société donnée, à un moment donné, un prestige dû à des qualités naturelles (race, sang) ou à des qualités acquises (culture, mérites).» Ainsi, l'hypothèse qui s'ouvre à nous pour comprendre cette forme d'hostilité à l'art contemporain est la suivante : les habitants des communes de banlieue parisienne, mais aussi ceux qui vivent en région, ne seraient pas capables d'apprécier à sa juste valeur un art raffiné, exigeant. Il faudrait donc fermer ou couper les subventions des lieux qui exposent Taryn Simon, Pierre Soulages ou François Morellet pour ne citer que trois exemples, car ces lieux sont hors de Paris et de quelques capitales régionales, et que les «publics» ne sont pas à même de comprendre ; imaginons dans la même logique que France culture ne soit plus désormais diffusée que dans le centre des grandes métropoles… Autrement dit, ce qui s'énonce ici, à droite comme à gauche, c'est l'idée qu'une certaine partie de la population française n'est pas capable d'être sensible à l'art de son temps.
Mais, entendons-nous, il faut immédiatement ajouter qu'à cet argument est adjoint un second : «Ces réseaux d'art contemporain sont le fruit d'une petite coterie parisienne.» En d'autres termes, l'art contemporain serait dans les mains de quelques-uns qui se nourriraient sur la bête, une petite franc-maçonnerie de privilégiés sillonnant l'espace mondialisé. Pour qui visite des lieux aussi différents que la Galerie de Noisy-le-Sec, la Graineterie de Houilles ou encore la Terrasse de Nanterre, ou plus loin le Creux de l'enfer à Thiers, le Point du jour à Cherbourg, le Ciap de l'Ile de Vassivière en Limousin, il n'est nul besoin de prouver l'implication de ces acteurs dans leur activité, le travail qu'ils mènent sur les territoires où ils s'inscrivent. Force est de constater que bien que la loi Deferre sur la décentralisation ait plus de trente ans, malgré des gestes politiques forts - le centre Pompidou Metz, le Louvre-Lens, le Mucem à Marseille -, on assiste à une forme nouvelle de populisme qu'on pourrait qualifier de «préventif» : se tenir bien à distance de l'art contemporain, plus encore s'opposer à sa monstration. Ce qu'il y a derrière l'attaque faite à Paul McCarthy, le vandalisme de l'œuvre Dirty Corner d'Anish Kapoor dans le parc du Château de Versailles, c'est cette lame de fond qui confond élitisme et exigence.