Menu
Libération
PASSAGE EN REVUES

Instruments sadiques, croisières naturistes et ennui vertueux : trois longs formats à lire ce week-end

Chaque semaine, Olivier Postel-Vinay, directeur du magazine «Books», décortique les longs formats des revues anglosaxonnes. Morceaux choisis.
Le piano-chat (1657-59) (Photo Caspar Schott /Wikimedia Commons)
publié le 5 septembre 2015 à 16h51

Pianos à queues

«Les chats sont placés en rang. Leur queue est étirée derrière eux. Et un clavier dont les touches sont munies de clous acérés est placé au-dessus d'elles. Ce sont les chats ainsi blessés qui produisent les notes.» L'étrange objet décrit sous la plume d'un médecin du XIXe siècle est un «piano-chat». Il appartient à la catégorie méconnue des instruments de musique imaginaires. De tels engins se sont rarement matérialisés. Mais ils nous renseignent sur les croyances, les peurs et les aspirations d'une époque. Jules Verne imagina un orgue dont le son serait produit par le passage de l'air au travers d'enfants : une façon de s'interroger sur les effets déshumanisants des technologies. Quant aux «maisons sonores» du philosophe anglais Francis Bacon, elles préfiguraient étrangement nos studios d'enregistrement. Leur description dans La Nouvelle Atlantide a d'ailleurs inspiré l'une des pionnières de la musique électronique, Daphne Oram.

Source : The Public Domain Review, 15 juillet 2015, 16 000 signes. Les auteurs : Deirdre Loughridge enseigne la musicologie à l'université de Berkeley. Elle tient un blog (Spooky and the Metronome) consacré au lien entre musique et technologies. Thomas Patteson est également musicologue. Son premier livre, Instruments for New Music, sera publié à l'automne aux Presses de l'université de Californie.

Heureux ceux qui s’ennuient

Les philosophes ont souvent chanté les louanges de l'ennui. Mais peu ont souligné ce paradoxe : si l'ennui est précieux, s'ennuyer n'a rien en soi de bon. Et c'est heureux. Comme la douleur, l'ennui est un signal d'alarme. Les rares individus qui ne ressentent pas de douleur physique ne cherchent pas à la fuir et vivent dangereusement. Dans les années 1920, un artiste de cabaret du nom d'Edward H. Gibson pouvait se faire planter jusqu'à soixante épingles dans le corps sans rien ressentir. Un jour de colère, il se brisa le nez en se cognant la tête contre un piano. Imagine-t-on une vie sans ennui ? Elle serait tout aussi dramatique que celle de Gibson. Car c'est l'ennui qui permet d'accorder de la valeur aux instants trépidants, comme le noir rehausse les couleurs. Et qui nous fait prendre conscience de la nécessité d'agir en accord avec nos aspirations profondes. Selon le mot de Nietzsche, «l'ennui est ce "calme plat" de l'âme qui précède la course heureuse et les vents joyeux».

Source : Aeon, 30 juillet 2015, 10 000 signes. L'auteur : Andreas Elpidorou enseigne la philosophie à l'université de Louisville, aux Etats-Unis.

Tout nu et tout bronzé

Se baigner nu dans le Montana est risqué. En vertu de la législation locale, tout citoyen surpris en tenue d'Eve ou d'Adam dans un cours d'eau de cet Etat est passible au bout de trois fois de la prison à perpétuité. A San Francisco, jadis Eden de toutes les libertés, une cour a estimé que «la nudité n'est pas en soi une forme naturelle d'expression». Tout l'indique : les naturistes américains n'ont plus le vent en poupe. D'autant que le mouvement se déchire entre les tenants d'un naturisme dit «hédoniste», héritier de la libération sexuelle, et ceux qui militent au contraire pour la désexualisation du corps. L'auteur de Naked at Lunch, Mark Haskell Smith, a choisi son camp. Pour les besoins de son enquête, l'écrivain a navigué dans le plus simple appareil à bord du Big Nude Boat (un bateau de croisière naturiste), déambulé nu sur les plages du Cap d'Agde et dévalé les pentes des Alpes autrichiennes, l'un des berceaux du mouvement naturiste après la Première guerre. Sa conclusion : les chairs exposées n'ont rien pour susciter le désir. «Son grand défi ne fut pas, comme le craignait Mark Haskell Smith, les érections intempestives, mais de trouver le bon écran "total" pour protéger ses parties sensibles».

Source : The Guardian, 22 juillet 2015, 8 000 signes. L'auteur : Kathryn Hughes est une journaliste et historienne britannique. Elle contribue régulièrement au Guardian, au Times Literary Supplement et à The Economist.