Menu
Libération
TRIBUNE

Ce que l’identité fait à l’art

Œuvres saccagées, caricaturistes tués : des fondamentalistes religieux, nationaux ou ethniques remettent en cause non l’art lui-même mais sa capacité à s’ériger en valeur universelle.
Le «Dirty Corner» d'Anish Kapoor, à Versailles, photographiée le 11 septembre après avoir été vandalisé. (Photo Patrick Kovarik. AFP)
par Jean-Loup Amselle, Anthropologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
publié le 16 septembre 2015 à 20h56

Contrairement à ce que craignaient les Cassandre de la mondialisation, le développement du capitalisme ne s’est pas traduit par l’arasement des différences culturelles mais par la floraison des revendications identitaires religieuses, nationales et ethniques qui ont pris le relais des luttes de classes. Ainsi, une nouvelle sorte d’exclusivisme a vu le jour, qui prétend étendre à l’ensemble de l’humanité les valeurs propres à un groupe. Ce phénomène n’est pas nouveau, et il s’est manifesté par le passé sous la forme d’une censure exercée par l’Eglise ou par les Etats. La nouveauté provient du fait que les groupes religieux, nationaux ou ethniques se sont substitué aux Eglises et aux Etats dans ce rôle de censeur.

Aux époques précédentes, les artistes, les écrivains et les poètes se sont heurtés à la censure d'Etat dans la mesure où les appareils étatiques étaient liés aux différentes Eglises. Mais au-delà de l'exercice de la censure, certains artistes s'employaient à, comme on dit, «choquer le bourgeois». La provocation a toujours fait partie de la recherche de la consécration artistique, mais elle était acceptée, jusqu'ici, au nom de l'universalité du jugement esthétique ou plutôt de l'imposition de l'esthétique comme norme universelle. Seuls les régimes totalitaires pouvaient condamner certaines formes d'art en les qualifiant de «dégénéré» ou de «bourgeois». Cette idée d'universalité de l'art, pouvant échapper à tout enracinement historique et géographique, telle qu'elle est promue, depuis plusieurs dizaines d'années, par l'Unesco (sous la forme d'un classement des monuments, coutumes, chants, traditions orales et même des paysages au sein du patrimoine matériel et immatériel de l'humanité) est combattue par des groupes qui la conçoivent comme une manière d'imposer les canons de l'Occident au reste de l'humanité. De même que des homosexuels musulmans contestent l'imposition du coming out par des organisations gays occidentales, au motif que cette publicité est inadaptée aux sociétés musulmanes, de même l'universalité du jugement de goût est contestée par les adeptes d'une religion qui ne voient que des traces de paganisme dans les Bouddhas de Bamiyan ou les sites archéologiques de Mossoul et de Palmyre. L'impérialisme du patrimoine et de l'art est contesté par des groupes contre-hégémoniques qui s'en prennent à la libre expression artistique en attentant à la vie de caricaturistes ou en saccageant des œuvres jugées blasphématoires.

On se trouve ainsi placés dans une sorte de piège identitaire puisque les fondamentalistes religieux, nationaux ou ethniques résistent à l’imposition d’une norme esthétique universelle qui serait valable en tout temps, en tout lieu et pour toute personne alors que les artistes, pour leur part, prétendent bénéficier d’une liberté d’expression totale. La force de l’identité se confronte à la force de l’art sans que dans ce conflit une issue pacifique puisse apparaître clairement.

Pourquoi s'insurger contre les tags antisémites inscrits sur l'œuvre d'Anish Kapoor ou les menaces proférées à l'encontre de la Friche de la Belle-de-Mai à Marseille si on ne le fait pas aussi à propos de celles ayant entravé le bon déroulement du spectacle Exhibit B de Brett Bailey ? Il se met en place une sorte de censure sélective qui fait que chaque groupe prêche, en quelque sorte, pour sa paroisse et ne défend que ses propres valeurs. Les artistes sont donc conviés, sauf s'ils souhaitent de façon perverse que leur œuvre soit victime de dégradations et à ce titre bénéficient d'une publicité accrue, à une certaine retenue. Face à l'iconoclasme des religieux et des identitaires de toutes sortes se dresse la religion de l'art promue par tous les acteurs du champ artistique. Cette religion de l'art comporte comme élément essentiel la provocation, elle-même partie intégrante de l'art contemporain. Cet aspect transgressif, s'il est peut-être une réaction à la montée en puissance des différents fondamentalismes, a sans doute aussi quelque chose à voir avec les nouvelles relations entretenues entre le capitalisme et l'art contemporain, relations qui ne se réduisent pas aux formes classiques du mécénat. L'art contemporain est directement intégré au circuit de production capitaliste ainsi que le montrent les Fondations Cartier et Vuitton. Certains artistes contemporains apposent, en effet, leur griffe sur les articles de ces firmes et en deviennent ainsi les producteurs directs. Il ne s'agit plus seulement de dire que l'art devient une marchandise mais de mettre en exergue la qualité artistique revêtue par la marchandise. Si l'artdevient un argument de vente, y compris par l'exposition d'œuvres dans certaines enceintes du patrimoine, elles-mêmes devenues des marchandises (le château de Versailles), il ne faut pas s'étonner que ces mêmes œuvres s'exposent à la contestation, notamment identitaire. La force de la marchandise artistique s'expose à la force de l'identité dont on ne peut exclure qu'elle soit aussi dirigée contre la marchandisation de la provocation. Avec la prudence imposée aux artistes, vole alors en éclats le bel idéal humaniste des Lumières, confronté qu'il est au relativisme du jugement de goût. Un monde multipolaire de l'art émerge dans lequel s'engouffrent aussi bien les fondamentalistes musulmans et chrétiens que les anti-négrophobes hostiles à Exhibit B ou les antisémites. Ce n'est pas tant l'idée de l'art qui est contestée par ces mouvements que la prétention de l'art à être érigée en valeur universelle. Ayant fait faillite, la religion de l'art doit donc céder la place aux arts identitaires, rejoignant les jugements sociaux et politiques de sinistre mémoire comme critères de l'évaluation du goût. C'est à cette nouvelle conjoncture qu'est censée répondre l'ouverture, en 2016, du Louvre à Abou Dhabi, premier musée universel du XXIe siècle dans le monde arabe, dont on verra, à l'usage, s'il est capable de répondre au nouveau défi lancé au principe de l'universalité de l'art.