Il est loin le temps où Montaigne disait qu'il ne fallait pas juger avant la fin : «Au jugement de la vie d'autrui, je regarde toujours comment s'en est porté le bout.» Loin aussi celui où l'on ne se serait pas permis d'évaluer une œuvre - film, livre ou, en l'occurrence, une série - avant de l'avoir vue jusqu'au bout (bon, au moins une saison). Dès les premiers épisodes de la seconde saison de True Detective, les fans et critiques se sont déchaînés, exprimant leur déception comme s'il s'agissait d'une offense personnelle.
La série tant adulée l'an dernier - principalement pour l'atmosphère bayou et l'accent de Matthew McConaughey - a suscité des critiques acerbes : conformisme de la vision de Los Angeles, personnages de mafieux et de losers trop vus, confusion de l'intrigue etc. Pourtant, cette seconde saison recèle des révélations, notamment la prestation impressionnante de Vince Vaughn, acteur de génie sous-estimé. Le Los Angeles de True Detective déroute car il est celui de cette mixité de la culture contemporaine, de Swingers et 24 comme de LA Confidential. On y trouve de beaux et singuliers personnages féminins (dont la policière Rachel McAdams), à l'inverse de la première saison où les femmes jouaient les utilités dans une histoire virile. Ce sont elles qui bouclent l'histoire et lui donnent sens, dans ce moment final où, exilées et combatives, elles expriment la résistance de la vie. Les héros sont attachants dans leur imperfection, qui va jusqu'à l'autodestruction des hommes. Oui, spoiler, tiens ! Avec le jugement prématuré, la terreur du spoiler est la seconde plaie de la sériphilie. Si l'on peut encore qualifier de sériphile un spectateur qui trouve sa jouissance d'abord dans le suspense. Quid du plaisir qu'on a à revoir un film, même Gone Girl ou Sixième Sens ? Je ne parle pas de Titanic ou de Lincoln, dont on connaît l'issue sans que cela nuise, il me semble, à l'intensité.
«Game of Thrones»
Pourtant, le crime absolu aujourd'hui semble être de livrer au public quelque indice des événements à venir d'une série. Game of Thrones est celle pour laquelle la pression est la plus forte, au point que la «spoilerphobie» y occupe l'essentiel des énergies critiques. Et pourtant, le spoiler est déjà là ; oh non, interdit de me dire si mon chéri Jon Snow va y passer ! Mais c'est dans le livre de George Martin, tout lecteur le sait. Une telle obsession, encore une fois, et même si elle s'étend aux films, dévalorise les séries comme œuvres véritables et en compromet la critique sérieuse. Il ne faut pas mépriser le public des séries, me dira-t-on - pas d'élitisme mal placé. La série télé est un empowerment du spectateur, capable par son expérience et ses préférences d'éduquer son propre jugement. Le populisme des séries doit être aussi un perfectionnisme, exigeant de chacun qu'il aille au-delà de ses conformités et ne se satisfasse pas de ses propres impressions.
David Simon, l'auteur de la série culte The Wire, ne s'embarrasse pas de spoiler : le titre de sa dernière œuvre, Show me a Hero (série en 6 épisodes de HBO) en est un à lui seul. L'adage de Scott Fitzgerald auquel se réfère le titre («Show me a hero and I'll write you a tragedy») nous raconte déjà la fin de l'histoire. Comme le fait Wikipedia, puisque Show Me… relate l'histoire vraie de Nick Wasicsko, jeune maire de Yonkers (ville de 200 000 habitants de l'Etat de New York) embarqué, bien malgré lui, dans le combat de la déségrégation raciale dans les années 1980-1990 et la mise en œuvre d'une loi inspirée par l'urbaniste Oscar Newman imposant la construction de logements sociaux dans les quartiers blancs. Le spoiler, c'est le réel.
On est chez Simon et la série n'a rien d'un biopic ; dans un style encore plus documentaire que The Wire, elle présente toute une galaxie démocratique de personnages aussi marquants que Nick (génial Oscar Isaac, la star qui parvient à rester au même plan que les autres). C'est bien la leçon de cette série, son esthétique démocratique sans moralisme : chaque point de vue est exprimé et entendu. La démocratie y est présentée non comme discours (creux et hypocrite) ou système politique (totalement corrompu), mais comme forme de vie et transformation sociale ; dans le destin des mal-logées (des femmes) qui bénéficieront lentement de la déségrégation et quitteront les cités (Carmen, immigrée, travailleuse dominicaine, mère de trois enfants ; Norma, une assistante médicale qui perd la vue ; Doreen, d'abord paumée puis qui s'en sort magnifiquement) et celui d'habitants blancs qui, à l'image de Mary (Catherine Keener), évolueront d'une opposition viscérale et violente quant à l'installation des étrangers à l'acceptation puis au soutien, par honte du comportement raciste répugnant de leurs chers voisins blancs.
La leçon de cette expérience du dernier siècle est évidemment actuelle. A la tragédie - désastre politique et individuel de la trajectoire de Nick Wasicsko - répond la réussite démocratique et ordinaire, si fugace et limitée qu’elle soit. Car la démocratie, ce n’est pas le jeu politique, tragique ou ridicule, ni de grands principes moralistes. C’est ce microchangement, lent et imperceptible et pourtant si visible à l’écran, des humains. De leur sentiment de responsabilité vis-à-vis d’autres, inconnus. Le «populisme» démocratique auquel on appelle aujourd’hui n’a de sens (attention spoiler !) qu’ancré dans la possibilité de la transformation de soi.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Paul B. Preciado et Frédéric Worms.