Pour Federica Mogherini, l’Union a le devoir
d’accueillir les réfugiés, notamment syriens, qui fuient les persécutions et
les zones de guerre, d’autant que la
quasi-totalité de l’effort repose sur des pays infiniment plus pauvres qu’elle
(Jordanie, Liban, Turquie, etc). Pour la ministre des affaires étrangères de
l’Union (« Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et
la politique de sécurité ») et vice-présidente de la Commission, il faut,
dans le même temps, chercher des solutions politiques aux conflits, notamment
en Syrie, qui génèrent cet afflux. L’ancienne ministre des affaires étrangères
italiennes, en poste à Bruxelles depuis moins d’un an, livre en exclusivité, son analyse de la
plus grave crise humanitaire à laquelle l’Europe est confrontée depuis 1945. Il s’agit là de sa première interview donnée à un journaliste français depuis sa prise de fonction en novembre 2014.
L’Union peut-elle faire face seule à la crise des réfugiés ?
Contrairement à ce que certains
pensent, il ne s’agit pas seulement d’une crise européenne : c’est en
réalité une crise régionale due notamment aux conflits en Syrie et en Irak et qui
touche au premier chef la Turquie, la Jordanie, le Liban, mais aussi l’Irak et
l’Égypte. C’est aussi une crise globale, car il y a infiniment plus de
personnes qui se déplacent, qu’ils soient réfugiés ou migrants, entre les pays
non européens que vers les pays européens. L’Union a les moyens de faire face à
cette crise. D’une part en aidant les pays voisins de la Syrie à faire face à
cet afflux comme elle le fait déjà avec une aide de 4 milliards d’euros sur les
4 dernières années. D’autre part, en accueillant un certain nombre de ces
réfugiés, la situation des pays riverains de la Syrie devenant insoutenable. Cela
vaut pour l’Europe, mais aussi pour l’ensemble de la communauté internationale.
Un certain nombre de citoyens européens ont le sentiment que l’Union est
submergée.
98 % des quelque cinq millions
de réfugiés ayant fui la Syrie se trouvent dans les pays limitrophes. Cette
année, 430.00 réfugiés syriens sont arrivés dans l’Union qui compte, je vous le
rappelle, 500 millions d’habitants. L’Europe n’est donc pas submergée : actuellement,
elle ne compte que 0,1 % de sa
population de réfugiés. Des pays comme la Turquie ou le Liban ont donc fait
infiniment plus que nous ne sommes prêts à le faire. Ayant dit cela, il y a un aspect
qui devrait nous interpeller : la première destination que désirent
rejoindre les réfugiés qui quittent les pays frontaliers de la Syrie, c’est
l’Union, car nous avons réussi à construire depuis 70 ans un espace de paix et
de prospérité sans équivalent dans le monde. L’Europe est un espace accueillant
et attirant, ce que nous avons du mal à percevoir en interne après
plusieurs années de crise économique et sociale. Si une partie des Européens
est mécontente de l’Union actuelle, il n’en reste pas moins qu’elle fascine le
reste du monde et que beaucoup de gens désirent y vivre.
Depuis quelques mois, certains pays européens se montrent plus ouverts à
l’accueil des réfugiés.
Lorsque certains responsables
politiques ont commencé à parler de réfugiés et non plus d’immigrés, cela a
contribué à faire évoluer l’opinion publique. S’il s’agit de réfugiés, il y a
un devoir d’accueil, de protection. Les mots sont importants comme on le voit.
D'autres pays continuent néanmoins à être réticents à accueillir ces réfugiés…
Si nous voulons aider à résoudre
cette crise, il faut que nous, Européens, prenions nos responsabilités sur le
plan intérieur, notamment en acceptant de répartir la responsabilité de l’accueil.
C’est seulement si nous sommes crédibles à l’intérieur que nous le serons à
l’extérieur. Cela seul nous permettra d’avoir une action efficace dans la
région.
En clair, si l’Europe se comporte comme la Hongrie, il sera difficile de donner
des leçons au reste du monde ?
Il sera très difficile d'aller
expliquer au Moyen-Orient qu'il faut respecter les droits des minorités si l'on
a des discours et des pratiques discriminatoires à l'intérieur de l'Union. Nous sommes perçus comme les champions des
droits de l'homme, ce qui impose une cohérence des messages politiques et des
décisions. La majorité des réfugiés qui arrivent en Europe fuient Daesh, une
organisation que nous combattons. Si nous n'accueillons pas ces victimes du
terrorisme, si nous ne sommes pas capables de les protéger, quel message leur enverrons-nous
ainsi qu'au reste du monde ? Il ne s'agit pas de bons sentiments, il s'agit
aussi d'investir dans notre sécurité en se montrant accueillant. Si ces
réfugiés sont coincés entre Daesh ou le régime d'El Assad qu'ils fuient et des
pays qui les repoussent, croit-on que ce sera le meilleur moyen d'empêcher le
développement des mouvements terroristes dans la région et en Europe ?
Est-ce que Daesh n’utilise pas ces réfugiés pour déstabiliser l’Europe ?
Daesh explique les musulmans ne
doivent pas abandonner le territoire de l’Islam. C’est pour cela que le message
que nous allons délivrer est important. Les valeurs européennes c’est
d’apprécier et d’encourager la diversité culturelle et religieuse. Notre
message doit être que la coexistence des différences nous enrichissent, alors
que celui de Daesh est, au contraire, celui de la « pureté » :
les musulmans avec les musulmans.
La droite radicale et l’extrême droite européennes affirment que parmi ces
réfugiés se dissimulent des combattants djihadistes. Avez-vous des éléments qui
corroborent ces craintes ?
Cela n’aurait guère de sens pour un
aspirant terroriste de se présenter comme réfugié alors que ses empreintes sont
automatiquement enregistrées dans le fichier Eurodac. Ils ont des filières bien
plus sûres. De plus, tous les attentats qui ont eu lieu en Europe ont été
commis par des citoyens européens ou des résidents de longue date… Lorsque je
parle avec mes collègues irakiens, jordaniens ou turcs, ils m’expliquent que
l’Europe ferait bien de contrôler ses propres ressortissants qui vont combattre
dans les rangs de Daesh, ressortissants qui peuvent rentrer en Europe
évidemment sans demander l’asile…
Est-ce que ces réfugiés ont vocation à rester définitivement en Europe ?
Pour ce que je vois, les réfugiés ont
généralement envie de rentrer chez eux le plus rapidement possible. C’est
notamment le cas des réfugiés syriens qui ont un haut niveau d’éducation et
dont les standards de vie étaient proches des nôtres. Si on arrive à mettre fin
à la guerre, ils vont vouloir rentrer afin de reconstruire leur pays et y
vivre. Bien sûr, cela va prendre beaucoup de temps.
Les pays qui ont une responsabilité dans la déstabilisation de la région, États-Unis
en tête, font peu pour accueillir ces réfugiés.
On commence à assister à une prise de
conscience générale : Barack Obama vient d’annoncer qu’il allait
accueillir 10.000 réfugiés syriens et le Canada et l’Australie ont fait des
annonces similaires.
François Hollande a proposé l’organisation d’une conférence sur la question des
réfugiés afin d’internationaliser le problème des réfugiés.
Il faut en effet une mobilisation
mondiale. La Norvège a aussi proposé d’organiser une conférence sur le soutien
aux réfugiés syriens, mais dans le cadre de l’ONU. Il est utile de s’inscrire
dans ce cadre puisque la plus grande partie de l’action repose déjà sur le
travail extraordinaire du HCR, une agence de l’ONU majoritairement financée par
l’Union. Surtout, cela permettra une vraie mobilisation internationale, car la
solution passe par une approche globale. Il faut que chacun puisse mobiliser
des ressources en terme d’accueil des réfugiés et de soutien aux pays de la
région qui font face à un défi sans précédent. Imaginez que l’Union doive
accueillir le même pourcentage de réfugiés que la Turquie ou la Jordanie
pendant plusieurs années…
La crise des réfugiés ne risque-t-elle pas de déstabiliser les pays
riverains ?
Si on pense qu’on peut fermer les
yeux sur la crise, qu’elle peut être gérée par les pays tiers et qu’on peut se
contenter de les aider financièrement, on prend le risque de déstabiliser ou radicaliser
Turquie, le Liban ou la Jordanie, des
pays où les réfugiés représentent jusqu’à un tiers de la population. Et il n’y
a pas que la crise syrienne : ainsi, la Tunisie accueille 1,5 million de
Libyens. C’est la sécurité de ces régions qui est en jeu et par contrecoup,
notre sécurité. Les effets d’une explosion du Liban ou d’une déstabilisation de
la Jordanie seraient terribles : terrorisme, vague de réfugiés et
immigration économique. Nous devons anticiper et investir dans la stabilité de
ces pays.
Cette crise humanitaire n’oblige-t-elle pas l’Europe et l’occident à enfin se
préoccuper de la crise syrienne ?
Effectivement. Et elle se produit à
un moment clef, au lendemain de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran qui ouvre
une fenêtre diplomatique, celle d’un dialogue possible entre les différents
acteurs. Je soutiens les initiatives de l’Envoyé Spécial des Nations Unies qui
appelle à la mise en place d’un groupe de contact international sur la Syrie. L’Iran
peut jouer un rôle constructif dans la crise syrienne et on peut essayer de réunir
autour d’une même table les acteurs régionaux comme l’Iran, les monarchies du
Golfe, la Turquie, avec les États-Unis et la Russie, dans un cadre
international. Bien sûr, l’UE va jouer un rôle clé.
Pensez-vous qu’il y a une solution militaire à la crise syrienne ?
Non. Certes, un soutien militaire à l’action
contre Daesh comme le fait la coalition globale en Irak afin de le contenir est
nécessaire, mais cela n’est pas suffisant. D’autant qu’en Syrie, il n’y a pas
que Daesh, il y a aussi une guerre civile à laquelle une action militaire ne
pourra pas remédier. La solution sera politique et diplomatique. Il faut
identifier un terrain commun pour que les différentes parties en conflit, en
dehors de Daesh, se parlent et se mettent d’accord sur une nouvelle gouvernance
en Syrie. Cela seul mettra fin à cette complexe guerre civile et permettra de
lutter efficacement contre Daesh.
Donc sans BacharAl Assad ?
Vu la façon dont il a été impliqué
dans cette guerre civile, il est impossible d’imaginer qu’il fasse partie de la
future gouvernance du pays. Ce qui ne veut pas dire que des représentants du
régime ne soient pas à la table de négociation. L’idée d’un groupe de contact
international peut aider : il pourrait pousser les acteurs syriens à
trouver un terrain de compromis. Après quatre ans et demi de guerre civile, il
faut voir la réalité : près de 12 millions de personnes ont été déplacées
(dont 7,6 millions à l’intérieur du pays), le pays a été détruit et Daesh
représente désormais une menace pour tout le monde. C’est une crise très
difficile à gérer, car il y a un rôle important des acteurs régionaux. L’Europe
et la communauté internationale doivent parvenir à faire comprendre à tous les
acteurs régionaux que leur propre intérêt est de stabiliser la Syrie et de
combattre Daesh.
N.B.: version longue de l’interview paru dans Libération du 16 septembre