La politique est-elle par essence immorale ? A cette question qui hante la conscience contemporaine, tant la vie politique suscite méfiance et rejet, il y a deux réponses symétriques et fausses. Avec des accents de déploration, les uns ne voient dans le jeu politique que cynisme et tromperie ; ils appellent sans y croire à l’avènement d’une classe politique nouvelle, honnête et dévouée avant tout au bien public, laquelle n’arrive jamais, parce que l’on projette les critères de la morale individuelle au niveau de l’Etat, qui obéit à d’autres règles. Les autres, en faux réalistes, expliquent que la politique a pour but non de satisfaire aux critères du bien, mais de défendre les intérêts stricts d’un groupe, une nation, un peuple, une classe. Pour eux, on doit juger une politique non sur la moralité mais sur son efficacité. Qu’importent les moyens, pourvu que le groupe y trouve son compte. Un homme d’Etat méchant ou malhonnête qui réussit vaut mieux qu’un honnête homme qui échoue. Pour les premiers, il faut moraliser la politique, dont on finit par oublier les impératifs réalistes ; pour les seconds, il faut politiser la morale, qui finit par disparaître dans les duretés de l’action d’Etat.
Le livre de Tzvetan Todorov est une brillante tentative de concilier ces deux points de vue. Universitaire d'origine bulgare qui a fait sa carrière en France, spécialiste de littérature, critique, historien, essayiste, Todorov est un de nos meilleurs intellectuels. Humaniste, héritier érudit des Lumières, il cultive un style élégant et limpide qui en fait l'un des pédagogues les plus précieux pour comprendre la crise démocratique, le travail de la mémoire ou le rôle social de l'art. Il a éprouvé dans sa jeunesse le cynisme et le mensonge des régimes totalitaires. Passé en France, il a assisté à la lente dégradation des démocraties de l'Ouest affaiblies par leurs propres démons, même s'il considère que les systèmes de liberté, seraient-ils en déclin, restent incomparablement supérieurs à toute dictature. Pour lui, la séparation absolue entre morale et politique, telle qu'elle ressort de l'opposition classique, ne tient pas dans une démocratie. «Avec le temps, écrit-il, j'en suis venu à penser qu'il est impossible de se satisfaire de cette répartition un peu mécanique qui relègue toute pensée du bien dans la sphère privée et réserve à la sphère publique la seule gestion efficace des affaires courantes. La démocratie […] ne demande pas que les hommes d'Etat soient des parangons de vertu ou les prophètes d'une utopie, certes ; mais il n'est pas vrai qu'elle soit indifférente à leur posture morale. Les citoyens sont des êtres humains avec des besoins matériels ou spirituels, ils souhaitent que les individus qui incarnent l'Etat ouvrent des perspectives, désignent un horizon, identifient le sens global de l'action publique.» Autrement dit, si la morale pure flotte dans les nuages, la politique pure perd toute capacité à convaincre si elle se résume à une simple méthode. Entre Sainte-Thérèse et Machiavel, il y a un chemin. Plutôt que de se lancer dans une longue et abstraite analyse, Todorov fonde sa démonstration sur des exemples : ceux d'hommes et de femmes dont les convictions morales personnelles ont joué de toute évidence un rôle politique, ceux qui ont montré par leur action que les principes du bien, dès lors qu'ils sont courageusement et intelligemment mis en œuvre, arrivent à l'efficacité politique. Le livre retrace ainsi, dans une langue classique et vivante, la vie de sept personnages insoumis, dont l'action pratique, fondée sur la morale, a démontré son efficacité : deux résistantes, Etty Hillesum et Germaine Tillion, qui ont opposé au nazisme l'exemple de leur force morale et rayonné autour d'elles ; deux écrivains, Pasternak et Soljenitsyne, dont les écrits romanesques parcourus d'une philosophie humaniste ont ébranlé les assises même du totalitarisme communiste ; un leader politique, Mandela, dont l'action éminemment morale a changé le destin de son pays ; et enfin deux militants contemporains qui dérangent les calculs implacables de la raison d'Etat, David Schulman et Edward Snowden. Au terme de la lecture, la démonstration est faite : le bien n'est pas toujours inefficace ; le cynisme n'est pas une garantie de réussite collective. Ouf !