Ils sont fous ces Germains… Voilà, pour paraphraser Astérix der Gallier ou Astérix und die Goten (BD très populaires outre-Rhin), ce qui résume la perplexité française à l'égard de l'Allemagne actuellement. Plus personne ne comprend ce qui se passe à Berlin et dans les Länder de la grande puissance voisine. Il y a encore quelques semaines, on parlait d'un IVe Reich ordolibéral : Angela Merkel était affublée, par certains titres, d'un casque à pointe, tandis que «Dr Schäuble» évoquait sinistrement le «Dr Goebbels» de jadis. L'Allemagne, géant économique et nain politique, selon le cliché éculé, prenait sa revanche et la direction du continent européen en mettant la Grèce à genoux, pour l'exemple. D'autres poncifs usés revenaient en force : la rigidité protestante et ses impératifs de vertu, l'hégémonisme congénital des Teutons prenant prétexte des déficits et de la rigidité du marché du travail des autres pour tancer, surveiller et punir… Le scénario était beau et les acteurs (Tsípras en jeune David, Merkel en revêche Goliath, Varoufákis en biker héroïque et sacrificiel) étaient bigrement photogéniques. Et puis patatras, avec un sens politique inouï, qui fait tant défaut à d'autres dirigeants européens, Angela Merkel renversait la perspective et retournait l'opinion : la mère tape-dur des sommets européens se muait en «Mama Merkel» des réfugiés. Maternité compassionnelle et, là encore, furieusement télégénique : celle que les Allemands, avec une affectueuse dérision, surnomment volontiers «Mutti» («môman»), pour son flegme affiché, son attentisme apparent et son manque supposé de charisme, devenait la «Mutter Courage» d'une nouvelle guerre de trente ans. Heureusement, quelques jours après avoir ouvert grand les bras de l'Allemagne, Mutti «fermait les frontières», comme on l'a lu partout - ce qui est faux.
Que retenir de ces images contradictoires ? La politique allemande est-elle donc incohérente ? Rappelons qu'en France, on parle de l'Allemagne en parfaite méconnaissance de cause. En matière historique, on évoque parfois un Sonderweg, un chemin particulier qui, par une sorte de déterminisme culturel (contradiction dans les termes, mais bon…) mènerait de Luther à Hitler, voire de Néandertal à Merkel : les Germains des forêts, frustes et rogues, sont régulièrement sortis en hurlant de leurs bois pour dévaster l'Europe avant d'être forcés d'y retourner à coups de canons. Cette plaisante fiction - qui a pour but de nous rassurer sur notre propre compte en suggérant que le nazisme ou l'impérialisme wilhelminien n'ont rien à voir avec l'histoire de l'Europe et de l'Occident (il est bien connu que le colonialisme, le racisme, l'antisémitisme, le capitalisme le plus inhumain, le darwinisme social et l'eugénisme sont les sécrétions exclusives de cerveaux germaniques) - est le produit d'une méconnaissance crasse de l'histoire allemande. L'ignorance autorise l'exécration de principe, mais aussi l'adulation : si les Allemands sont (tous, et génétiquement) des brutes néolithiques, depuis 1959 (congrès de Bad Godesberg) et, surtout, depuis 2003 (lancement de l'Agenda 2010 par le chancelier Schröder), ils sont clairement formidables. «Vive l'Allemagne !», lancent des essayistes mondains qui n'y connaissent rien. Faisons comme les Allemands, lancent en chœur la droite française, qui, pour pallier son manque d'idées et de sérieux, trouve son bonheur partout où elle le peut (la droite américaine la plus vulgaire, le «sérieux» budgétaire et la «performance» économique allemands), mais aussi la gauche dite de gouvernement qui, elle aussi portée disparue intellectuellement, s'achète un brevet d'intelligence ainsi qu'une patine vaguement philosophique en tressant des couronnes à Gerhard Schröder, social-démocrate musclé, reconverti depuis 2005 dans de juteuses affaires avec des gaziers russes (au moins affiche-t-il un rapport «décomplexé» à l'argent depuis qu'il a jeté par-dessus bord son «surmoi marxiste») et qui, avec les lois Hartz, a guéri l'Allemagne, alors «homme malade de l'Europe».
La solution au «problème français» serait ainsi toute trouvée : il nous faut un Schröder ! Il faut faire comme les Allemands. Résultat : une «social-démocratie» à la française, un CICE très réussi, un banquier sans idées à Bercy et un Peter Hartz, pourtant totalement tricard en Allemagne depuis quelques déboires judiciaires, reçu à l’Elysée.
Le «modèle allemand» est ainsi vanté par des gens qui n’y connaissent rigoureusement rien, ce qui tient, entre autres, à la méconnaissance en France de la langue allemande et de l’Allemagne (notre premier voisin par le poids démographique, l’intensité des échanges économiques, le poids d’une histoire conflictuelle et partagée, etc.) : seul Jean-Marc Ayrault, en répondant, dans un allemand parfait, aux télévisions allemandes à chaque fois qu’il se rendait en visite à Berlin, faisait exception - et honneur à notre pays.
Pourtant, d'excellents travaux existent et sont accessibles en français pour qui veut connaître et comprendre : les traductions d'ouvrages majeurs d'historiens allemands (Winkler), les Lieux de mémoire allemands (Etienne François et Hagen Schulze), les excellents travaux de Hélène Miard-Delacroix, de Jean Solchany, de Hans Stark, de Gérard Raulet… Quelques bonnes lectures permettraient aux journalistes, responsables politiques et chroniqueurs polygraphes de dire un peu moins d'âneries.
Au premier rang de ces inepties, le «il faut faire comme les Allemands», dont on ne se lasse pas : les lois Hartz ont engendré une pauvreté de masse dont «les Allemands» ne sont pas tous ravis… Par ailleurs, les conditions démographiques, culturelles et historiques du fonctionnement actuel de l'économie allemande ne sont pas celles de la France, de l'importance du Mittelstand au rôle des Länder, en passant par l'histoire des relations sociales.
Quid, maintenant, des apparentes incohérences actuelles de la politique de Berlin, entre intransigeance odieuse sur le dossier grec et humanitarisme compassionnel à propos des réfugiés ?
D'abord, en matière d'euro, les Allemands ont su grandement transiger avec leurs principes : vu leur histoire monétaire tourmentée et, à bien des égards, calamiteuse (faillite du Kaiserreich et du mark après la Grande Guerre, gabegie financière du IIIe Reich et dévaluation extrême du Reichsmark, remplacé par le Deutsche Mark à l'Ouest en 1948, Réunification et troisième réforme monétaire en moins de soixante-dix ans en 1990…), les Allemands (ici, le pluriel de généralité est assez pertinent) sont attachés à la stabilité de la monnaie et aux conditions budgétaires qui, pour partie, l'assurent. L'ordolibéralisme, véritable religion nationale depuis 1948, est avant tout une doctrine de la monnaie, dont la valeur est gagée sur une performance économique que permet le libéralisme, mais un libéralisme encadré par un ordre juridique ferme, une sorte de constitution économique qui doit, à tout jamais, éviter non seulement la crise de 1929, mais aussi les aventures politiques (inflation par la dépense, la dette et la création monétaire) en mettant la monnaie hors de portée du pouvoir politique et sous la protection du droit - les fameuses «règles» dont les gouvernements allemands se réclament.
Les mêmes «règles» qui s'appliquent en matière budgétaire et monétaire (quoique de manière beaucoup plus souple qu'on ne le dit) s'appliquent également en matière humanitaire. Face à l'afflux des réfugiés, la chancelière a été immédiatement très claire : le droit commande d'accueillir dignement des malheureux qui fuient les barils de TNT d'Al-Assad et les assassins de Dieu. Angela Merkel et son gouvernement de grande coalition ne transigent pas : la règle de solidarité humaine et les dispositions juridiques de l'Europe (participation de tous) doivent s'appliquer sans compromis. On a glosé sur les intérêts bien compris de l'Allemagne : une démographie flageolante, un besoin de main-d'œuvre, la volonté de paraître aimable… On peut aussi rappeler que l'Allemagne est une nation de réfugiés (12 millions après 1945) et que même la CDU reconnaît que le pays est un Einwanderungsland, un pays d'immigration et d'intégration. On peut également faire crédit de leur sincérité aux responsables et aux plus de 60 % d'Allemands qui, selon les sondages, estiment que leur pays doit aider : l'accueil des réfugiés en Allemagne est un phénomène social massif, fait de bénévolat et d'initiatives citoyennes. Tout cela «vient du cœur des gens», a dit la chancelière, dont on a fait mine de découvrir qu'elle en possédait également un. Pendant qu'en France, on parle de «fermeté» et d'«humanité», pendant qu'un responsable politique important profère ses plaisanteries déshonorantes sur les fuites d'eau, Angela Merkel, qui est pourtant connue pour sa prudence et sa modération, déclare à ses détracteurs : «Si on doit commencer à s'excuser parce que l'on montre un visage amical dans des situations de détresse, alors, je veux le dire clairement, ce n'est pas mon pays.»
Pierre Joxe disait récemment, dans un autre contexte, que si l’on veut entrer dans l’histoire, mieux vaut ne pas se tromper de porte. Pendant que certains responsables politiques français, par leur médiocrité, voire par leur indignité, en disparaissent déjà par des trous de souris, Angela Merkel y entre pleinement par la grande porte.
Derniers ouvrages parus : «la Loi du sang : penser et agir en nazi», éd. Gallimard, 2014, et «Histoire de l'Allemagne, de 1806 à nos jours», éd. Que sais-je, 2014.