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Libé des géographes

Le Kazakhstan dans «Borat»: mais où est-ce sur la carte ?

Dans son film, Sacha Baron Cohen réussit presque à faire passer ce pays d’Asie centrale pour un pays imaginaire.
Noursoultan Nazarbaev, président sortant et candidat à l'élection du 26 avril, sur une affiche de campagne à Almaty, au Kazakhstan. (Photo Shamil Zhumatov. Reuters)
par Jean-François Staszak
publié le 3 octobre 2015 à 9h49

Borat, leçons culturelles sur l’Amérique au profit glorieuse nation Kazakhstan (eh oui, c’est le titre complet) sort en 2006, et fait connaître Sacha Baron Cohen, qui joue le rôle-titre, à un large public. Le film se présente sous la forme d’un reportage, qui relate les péripéties du voyage de deux journalistes kazakhs aux Etats-Unis. Il s’ouvre sur le village d’où Borat est originaire, Kuçzek, et se termine sur le retour du journaliste chez lui. Deux occasions pour le cinéaste de présenter le Kazakhstan, dont on devine par ailleurs beaucoup de choses à travers le comportement des deux sympathiques héros (antisémites, homophobes et misogynes).

Les passages qui se déroulent au Kazakhstan montrent un pays arriéré, peuplé de prostituées, de violeurs, de vieillards édentés de 40 ans et de crétins de tous poils. La course au juif y est une festivité nationale. Mais «les prostituées du Kazakhstan sont les plus propres de la région (exceptées celles du Turkménistan)», chante fièrement l'hymne national, joué au moment du générique de fin. Bref, Sacha Baron Cohen s'est bien amusé, et le spectateur aussi.

Sauf que, vous allez rire, le Kazakhstan n’est pas un pays imaginaire. Quelque part en Asie centrale, il compte 17 millions d’habitants. Dans un premier temps, les autorités kazakhes l’ont très mal pris. Elles ont protesté contre l’image – il est vrai abominable – que le film donne du pays, et interdit sa diffusion sur le territoire national. Le film a aussi suscité des critiques en Occident, parce qu’il serait antisémite et islamophobe, ce qui est tout de même un exploit. Borat tient en effet des propos odieux sur les juifs (et les gitans, les femmes, les homosexuels, etc.) ; mais, ce faisant, il alimenterait, aux yeux des spectateurs allergiques notamment à l’antisémitisme, la figure de l’odieux musulman.

Ni antisémite ni islamophobe, mais antiaméricain

Le Kazakhstan de Borat n'a bien sûr rien à voir avec le pays réel. Il reflète en revanche très bien les stéréotypes négatifs des Occidentaux, américains en particulier, à propos des pays de la région. C'est un pays imaginaire au sens où c'est la caricature de l'image d'un pays bien réel dans l'imaginaire occidental. Le film est en fait une charge contre l'orientalisme, tel qu'il a été défini et dénoncé par l'historien Edward Said, et vigoureusement réactivé aux USA après le 11 septembre 2001. La confrontation de Borat avec les USA ne fait pas réfléchir sur le Kazakhstan mais sur la société américaine, et de façon très critique. Le film n'est pas antisémite ou islamophobe : il est plutôt antiaméricain. Les spectateurs ne sont pas des idiots, et les autorités kazakhes non plus. L'ambassadeur kazakh à Washington a reconnu au film le mérite de faire connaître le pays («to place Kazakhstan on the map», comme si avant il n'était pas sur les planisphères). Le ministre des Affaires étrangères a remercié le film pour avoir décuplé le nombre de touristes internationaux.

Ce qui n’a pas plu aux Kazakhs, en revanche, c’est la cérémonie de remise des prix du championnat de tir au Koweit en 2012. Au moment de l’attribution de la médaille d’or à Maria Dmitrienko, athlète kazakh, on joua l’hymne national du pays. Mais les organisateurs se trompèrent de version et firent retentir la parodie de Sacha Baron Cohen. Le pays imaginaire supplante le pays réel parce qu’il est plus connu : quelqu’un a cherché l’hymne sur internet, et son moteur de recherche l’a orienté (si on ose dire) vers le site le plus visité, celui de Borat.

Risque d’amalgame

Sacha Baron Cohen réitère l'exercice du récit comique de la visite d'un oriental aux Etats-Unis dans The Dictator (2012). Le film raconte les aventures new-yorkaises du Supreme Leader Aladeen, dictateur de la République de Wadiya et aimable mélange du colonel Khadafi et de Saddam Hussein. Le film s'assume cette fois clairement comme une œuvre de fiction en inventant un pays du côté de l'Erythrée. La Wadiya est présentée sur un mode comique, qui charge surtout sur les horreurs du régime dictatorial : exécutions arbitraires, torture, culte de la personnalité, armement nucléaire, liens avec le terrorisme, corruption. Nul ne peut s'offusquer qu'on manque de respect à la tyrannie. Mais le film joue aussi sur l'imaginaire orientaliste. Aladeen (Aladin) se déplace sur un chameau, habite un palais des Mille et Une Nuits au milieu du désert, parle anglais avec un lourd accent (arabe ?) ; tout cela participe aussi au ressort comique du film.

Ce qui pose deux problèmes. Primo, le risque d'amalgame : un despote est-il nécessairement oriental, un oriental nécessairement despotique ? Secundo, on rit en même temps de la tyrannie (c'est sans doute ok) et des orientaux (ça l'est moins). Tant qu'à chercher du racisme anti-arabe, The Dictator est plus suspect en montrant un pays fictif que Borat en évoquant un pays réel. Les scènes qui se déroulent en Wadiya ont été tournées au Maroc (le désert) et à Séville (la démesure de la place d'Espagne cadre bien avec la mégalomanie d'Aladeen). Personne ne s'y est senti offensé. Par ailleurs, quel pays arabe oserait se plaindre du film ? Ce serait avouer se reconnaître dans le République de Wadyia. Les passages de Borat supposés se dérouler au Kazakhstan ont quant à eux été tournés à Glod – ça ne s'invente pas – en Roumanie. Les habitants du village ont porté plainte. On imagine que ce n'est pas très flatteur d'être choisi pour figurer la caricature d'un village kazakh.