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Interview

Richard Hoskins «En Europe, des prêtres et des sorciers jouent du désarroi des gens pour imposer leurs pratiques occultes»

Dans son livre «l’Enfant dans la Tamise», le seul spécialiste au monde des crimes rituels, raconte la découverte, en 2001, d’un petit Africain mutilé dans la Tamise. Un fait divers qui, selon ce chercheur, révèle l’emprise de la sorcellerie et de l’exorcisme sur certaines communautés africaines en Europe.
publié le 6 novembre 2015 à 18h16

Richard Hoskins exerce un métier pour le moins atypique : expert en crimes rituels. Apparemment le seul en fonction dans le monde occidental aujourd'hui. Il est régulièrement sollicité par les polices européennes pour traquer les victimes de sorcellerie et d'exorcisme. Certains esquisseront d'emblée une moue dubitative en l'assimilant à un «Harry Potter» adulte, digne de Disney. Pourtant, rien ne sert de nier la réalité de la sorcellerie quand celle-ci fait des victimes. Même en Europe, au sein de populations venues d'Afrique ou d'Asie. «Quelque chose est en train de changer dans nos sociétés», écrit cet universitaire britannique de 51 ans qui a eu au moins deux vies. Lesquelles vont finir par se rejoindre pour former la trame parfois tragique de son livre autobiographique. Véritable thriller devenu un best-seller dans sa version anglophone, avant d'être publié en français cet automne, le livre démarre par un fait divers : la découverte en 2001 du torse mutilé d'un enfant africain dans la Tamise. Hoskins, spécialiste des religions africaines, est contacté pour aider la police londonienne dans cette enquête. Elle va faire ressurgir un drame personnel, puis va changer le destin de l'auteur.

Loin de tout sensationnalisme, Hoskins jette un regard inédit sur ce qui se passe de l’autre côté du miroir de la modernité, tout en évitant le piège du folklore ou de la stigmatisation. Car c’est la misère et le désarroi, bien plus que la mondialisation ou l’immigration, qui expliquent, d’après lui, l’emprise macabre de ces prêtres ou sorciers sur ceux qu’ils manipulent.

Dans votre livre, on découvre un monde parallèle qui coexiste avec la modernité. Un monde occulte qui existe en Afrique et se transpose désormais en Europe à la faveur des migrations. Vous dénoncez certaines escroqueries, sans minimiser pour autant la force spirituelle de ces sorciers ou gourous. Faut-il en avoir peur ?

J’essaye toujours d’expliquer les choses de façon rationnelle. Si, en tant qu’Occidental, on ouvre la porte au monde des superstitions, c’est un gouffre sans fin. Mais en Afrique, ce n’est pas un jeu. Les gens croient au monde invisible, à son influence sur la vie et la mort. Il y a un système de croyances qui est central dans la culture et qui résiste à la modernisation. Par ailleurs, quand je vivais en Afrique, j’ai été moi-même témoin de phénomènes que je ne saurais expliquer. Je les évoque dans le livre en parallèle de l’enquête sur l’enfant assassiné. J’ai dû me débarrasser d’un masque tchokwé qui dégageait des ondes négatives. Ma seconde femme a eu des hallucinations en sa présence, nous faisions tous deux des cauchemars quand il était dans notre chambre. Je sais que ça paraît bizarre, mais c’est un fait.

J'ai aussi vécu un deuil dans des circonstances très particulières. Comme je le raconte également dans le livre, lorsque je vivais au Congo [l'ex-Zaïre devenu république démocratique du Congo, ndlr], un homme du village où je résidais est venu me prévenir que ma très jeune fille, Abigaïl, était «appelée», selon lui, par sa sœur jumelle morte à la naissance. Et qu'il fallait avoir recours à un sorcier pour briser cette influence. J'ai refusé de me soumettre à un rituel auquel je ne croyais pas. Je n'en ai jamais reparlé avec lui. Puis, peu de temps après, Abigaïl est morte subitement. Et après coup, je me suis rappelé ce jour, quelque temps avant sa mort, où j'ai surpris ma toute petite fille en train de fixer, par la fenêtre, le cimetière où sa sœur était enterrée. Avec ce regard que je ne lui connaissais pas, cette expression d'un autre monde. C'était très troublant, mais voilà, je me contente de le constater. Sauf que, même si j'ai refusé d'entrer dans cette logique occulte, ça suscite beaucoup de questions : jusqu'où doit-on aller pour protéger un enfant dans un univers étranger ? A l'époque, j'ai refusé ce dilemme. Je le refuse encore et c'est pour cette raison que je ne veux pas croire aux sorciers.

Dans la première partie du livre vous établissez pourtant un parallèle entre cet épisode tragique de votre vie et l’enquête survenue vingt ans plus tard sur la mort d’Adam, un petit garçon emmené du Nigeria à Londres pour y être sacrifié à des fins occultes…

Cette enquête a été, en réalité, une révélation sur mon propre passé, qu’elle a fait brutalement resurgir. Tout simplement parce que j’ai alors compris que la visite de cet homme, qui voulait m’inciter à protéger Abigaïl, m’avait fait plonger implicitement dans une autre réalité dont je ne connaissais jusqu’alors que les manifestations extérieures, sans être concerné. A l’époque, j’avais déjà assisté à des cérémonies où l’on sacrifiait une chèvre aux ancêtres, par exemple. Mais avec Abigaïl, je me suis retrouvé concrètement confronté à la croyance et à ce qu’on choisit d’en faire.

En ce qui me concerne, c’est au Congo que j’ai commencé à m’immerger dans la vie africaine. Jusqu’à ce qu’elle me submerge en réalité… L’affaire de l’enfant dans la Tamise a ressuscité ces expériences troublantes et m’a conduit d’universitaire à expert en crimes rituels.

A combien de crimes rituels avez-vous été confronté depuis que vous avez abandonné l’université pour travailler comme enquêteur pour la police ?

Environ 200 cas sérieux, depuis 2001. Mais c’est le sommet de l’iceberg : il y a, bien sûr, tous ceux qu’on ne découvre pas car ce sont des crimes qui, en principe, doivent rester secrets. En fait, les cas de sacrifices humains sont rares chez nous, du moins je l’espère ! Personnellement, à part le cas du petit Adam, tous les sacrifices dont j’ai eu connaissance ont eu lieu, non pas en Europe, mais en Afrique. Comme ces 300 enfants sacrifiés en Ouganda, à l’aube des années 2010. Il y a aussi des cas en Inde, en Chine.

Il faut distinguer d'un côté les crimes rituels, comme les sacrifices ou l'utilisation d'organes pour le muti, la fabrication de potions et de médicaments (une pratique qu'on retrouve en Afrique australe) et, de l'autre, les crimes ou les sévices commandités par les Eglises évangéliques, très puissantes en Afrique, mais qui prospèrent aussi en Europe désormais. Elles se présentent comme un recours pour désenvoûter quelqu'un, souvent un enfant, qu'elles accusent d'être possédé par le kindoki, la sorcellerie. Mais ces techniques de désenvoûtement conduisent à la maltraitance, la torture et parfois à la mort. J'ai été confronté à ce cas terrible que je décris dans le livre, celui d'un enfant congolais venu de France jusqu'à Londres, torturé puis assassiné de manière atroce. Juste parce qu'il était accusé de sorcellerie.

Il y a aussi l'utilisation du juju, le fait de jeter un sort : on utilise la sorcellerie pour maintenir les gens dans une sorte de dépendance. C'est désormais fréquent dans les affaires de trafic humain. Des jeunes femmes sont envoyées du Nigeria, par exemple, pour se prostituer en Europe. Elles sont prisonnières des dettes contractées, mais aussi victimes d'une emprise spirituelle selon laquelle des hommes, des sorciers, possèdent un objet, des cheveux ou un vêtement leur appartenant, et prétendent pouvoir agir sur elles ou sur leurs familles. C'est une forme d'esclavage en réalité. Grâce à des écoutes téléphoniques, on a démantelé des réseaux qui utilisaient l'Italie comme plaque tournante vers les autres pays européens. Ces jeunes filles qui vivent dans la peur, même une fois délivrées, restent longtemps traumatisées. La peur, c'est l'arme fatale des gangs qui les exploitent.

La manifestation de ces pratiques en Europe ne renforce-t-elle pas le préjugé qu’il existe un gouffre insurmontable entre la mentalité occidentale et la mentalité africaine ?

Dans toutes les cultures, il y a des extrémistes et des manipulations. De la même façon que l’intégrisme et le terrorisme ne représentent pas l’islam du prophète Mahomet, les pasteurs évangéliques et certains sorciers jouent de la crise économique et du désarroi des gens pour imposer leurs pratiques dans un monde désorienté, devenu dangereux. Il n’y a pas de culture mauvaise ou bonne. Il y a des gens qui sont bons ou mauvais et qui évoluent dans un système de croyances.

Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas plus d’experts comme vous pour ce genre de crimes ?

Je suppose qu’il y a une résistance des forces de police occidentales à envisager les crimes sous leur aspect culturel. Par principe, les policiers recherchent l’évidence et là, on est sur un terrain un peu flou. Mais si les meurtriers d’Adam ont pu être interpellés, c’est justement parce que, eux, croyaient farouchement être protégés par des forces occultes. Ils ont été très surpris d’être arrêtés et confondus.

Avez-vous parfois peur ? Avez-vous une foi, une croyance qui vous rassure ?

Ça m’arrive d’avoir peur. Non pas de la sorcellerie ou des forces occultes, mais des gens qui agissent sous leur emprise et qui peuvent se révéler agressifs. Ce sont les gens eux-mêmes qui transforment leurs croyances en violences. Quant à ma propre religion, je m’en suis éloigné pendant mon séjour au Congo, face à l’ampleur des souffrances vécues au quotidien et qui ne peuvent coexister, à mon avis, avec l’idée d’un dieu tout puissant.

Dessin de Christelle Enault