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Libertés chéries

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Alors que l’Assemblée nationale a voté en juin la loi sur le renseignement, «Libération» prolongeait le débat samedi avec une journée de rencontres dédiées aux libertés individuelles.
Samedi, à la Gaîté lyrique, centre culturel de la Ville de Paris, dans le IIIe arrondissement parisien, lors du forum «Libération». (Photo Laurent Troude)
publié le 8 novembre 2015 à 19h06

Santé, surveillance, expression, éducation… Aborder la question des libertés individuelles revient à questionner tous les sujets du quotidien. La mondialisation, la numérisation de nos vies, la résurgence du terrorisme ont rebattu les cartes de notre époque, invitant chacun à un examen de conscience. Jusqu’où sommes-nous prêts à troquer nos libertés en échange d’un sentiment de sécurité ?

Espionnage et dérapage

Samedi, le forum «Libertés chéries», organisé à la Gaîté lyrique à Paris, s'est cristallisé sur la question de la loi renseignement, brûlante dans le contexte de lutte contre le terrorisme. Alors qu'aux Etats-Unis, des voix remettent en question l'efficacité du Patriot Act, l'Assemblée nationale a voté en juin sans complexe un texte aussi musclé que la version américaine. «Pire même», soutient Jeanne Sulzer, responsable juridique d'Amnesty International France, qui dénonce une loi liberticide, votée en procédure accélérée et «dans l'émotion», sans réel débat citoyen. En cause, les données recueillies, leur durée de stockage et, surtout, la méthode de récupération, qui s'appuie à la fois sur une coopération des opérateurs et sur les Imsi-catchers, ces fameuses boîtes noires qui captent automatiquement toutes les communications dans un périmètre donné. «Il n'est pas seulement question de lutte contre le terrorisme, mais aussi d'espionnage industriel ou de surveillance des mouvements sociaux "posant problème"», précise Félix Tréguer, cofondateur de la Quadrature du Net, une association de défense des droits et libertés sur Internet.

«La loi est perfectible», reconnaît Jean-Pierre Sueur, vice-président (PS) de la commission des lois au Sénat, mais elle a le mérite d'exister. Il rassure : «Sa mise en pratique est contrôlée par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).» Félix Tréguer précise : «Le rôle de cette commission est seulement consultatif. Elle donne un avis préalable au Premier ministre, qui assume la décision politique d'engager ou non une surveillance sur le territoire français.»

Infantilisation contre responsabilisation

Qui custodiet ipsos custodes ? Qui gardera les gardiens, selon la formule du philosophe latin Juvénal. Pour Sophie Wahnich, historienne spécialiste de la Révolution française, ce sont les institutions qui exercent un contrôle sur l'Etat. Ce sont elles qui imposent des garde-fous et qui responsabilisent le citoyen. En la matière, le système s'essouffle car les individus se détournent de l'exercice de la souveraineté populaire.

Pour Gaspard Koenig, directeur du think tank GénérationLibre, un Etat libre, c'est un Etat qui responsabilise et qui pour cela offre plus de libertés. Jusqu'au-boutiste, il dénonce un Etat «nounou» aux pratiques qui étouffent l'individu. Aujourd'hui, le citoyen n'a plus le choix. La norme lui impose tout : le port de la ceinture, la régulation de sa vitesse en voiture, le système éducatif… Autant de valeurs standardisées qui privent la société du libre arbitre. Romain Goupil, réalisateur de Mourir à 30 ans, abonde, déplorant un Etat qui «est en train de nous transformer en êtres obéissants et infantilisés».

Santé publique, intérêts privés

Dans le domaine de la santé, c'est flagrant. Depuis une décennie, on assiste à l'invasion de campagnes grand public et maxi budget pour sensibiliser aux dangers de la route, de l'alimentation ou du tabac. «L'Etat entre comme jamais dans tous les espaces intimes susceptibles de dysfonctionner», souligne Georges Vigarello, philosophe, historien des représentations et pratiques du corps. Quitte à devenir intrusif, comme lorsqu'il décide d'agir contre le sida à coup de campagnes choc ou de lutter contre le tabagisme.

Pour Bertrand Dautzenberg, pneumologue et tabacologue à la Pitié-Salpêtrière à Paris, dès que le risque est collectif, dès qu'il y a danger pour les autres, l'Etat devient légitime pour adopter des mesures contraignantes. «Ce qui ne garantit pas pour autant la réussite des opérations», précise le professeur. Contraindre l'individu n'est pas toujours un procédé qui marche. En témoigne l'échec de l'interdiction du cannabis en France. Cela n'a jamais freiné la machine. «Le principe de base est la prévention et la pédagogie», explique Denis Boulard, journaliste d'investigation. A cette condition seulement sera respectée la liberté de choix de chacun. En revanche, l'angélisme de l'Etat sur la santé publique, le journaliste n'y croit pas. Ces enjeux publics sont soumis au diktat du secteur privé et des échéances électorales. Et de citer en exemple le projet de loi santé porté par Marisol Touraine qui tente d'instaurer le paquet neutre : «Les politiques prennent des décisions qui sont visibles, mais pas efficaces sur la santé du citoyen.»

Autorité has been

Alors l'autorité, une valeur dépassée ? A l'école, à la maison ou dans l'espace public, elle est largement bousculée. François Miquet-Marty, président de l'institut de sondage Viavoice, considère que l'autorité idéale est celle qui va de soi, «l'excès de contrainte génère une envie de vivre autrement. On assiste à la naissance d'une contre-société, bâtie par les gens d'en bas contre la société d'en haut». A ses côtés, Philippe Meirieu, spécialiste des sciences de l'éducation et de la pédagogie, estime que l'autorité est encore là, ce n'est pas une valeur dépassée. Elle a changé de visage : «Nous n'obéissons pas aujourd'hui aux mêmes formes d'autorité que jadis, mais à d'autres : l'autorité marchande, l'autorité de la publicité, mais aussi l'autorité d'un certain nombre d'idéologies. On voit bien que l'intégrisme exerce une autorité extrêmement forte sur les adolescents.»

Intimidation mondialisée

Ce même intégrisme menace la liberté d'expression. En France comme ailleurs, les «ismes» ont envahi le langage et encerclé par la même occasion toute une série de libertés. «Le plus grand danger, c'est l'autocensure», affirme le dessinateur iranien Kianoush Ramezani. Ironie de l'histoire, le satiriste s'était exilé en France pour exercer son métier, «sans tabou ni interdit». Mais jusqu'à quand ? L'essayiste Caroline Fourest met en garde contre la «mondialisation de l'intimidation». Une OPA des plus intolérants. «Une mouvance qui, au nom de la liberté d'expression, incite à la haine et porte atteinte à la liberté de la presse», déplore-t-elle. Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières, oriente le débat vers le Web et les nouvelles technologies. Si les outils numériques offrent plus de libertés et permettent de mieux informer le plus grand nombre, il ne faut pas oublier le danger qu'ils font courir à leurs utilisateurs. «Aux 180 journalistes professionnels en détention dans le monde pour avoir fait leur travail, s'ajoute un nombre aussi élevé de journalistes citoyens emprisonnés», indique le responsable de RSF, invitant à raisonner sur la question de la liberté d'expression de manière globale, «car l'information s'est mondialisée». Preuve en est, sur le terrain des libertés, que les curseurs risquent de fluctuer encore quelques années.