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Libération
Interview

Bernard-Henri Lévy «Il savait qu’on pouvait être seul à avoir raison»

BHL revient, avec émotion, sur ce compagnon de route, de pensée, et de combats.
publié le 10 novembre 2015 à 19h16

Bernard-Henri Lévy a incarné avec André Glucksmann la figure des «nouveaux philosophes». Il revient pour Libération sur ses accords et ses désaccords avec cet ami de toujours.

Comment vous êtes-vous connus ?

Au fond, depuis toujours. J'étais lycéen. Il avait déjà, dans les milieux de l'extrême gauche de la fin des années 60, une réputation d'exigence, de probité et de grande radicalité. Dix ans plus tard, c'est Maurice Clavel qui nous a vraiment rapprochés. Il voyait en André son héritier véritable. Il est d'ailleurs difficile d'imaginer le tremblement de terre qu'a produit, à sa parution, la Cuisinière et le Mangeur d'hommes. C'est un livre qui a eu l'importance d'un Homme révolté ou de l'Etre et le Néant. Nous sommes nombreux à nous en être emparés, pour mieux agir et mieux penser.

Qu’est-ce qui vous a rapprochés et qu’est-ce qui vous a séparé de lui ?

Je suis trop bouleversé aujourd’hui pour avoir envie de m’en souvenir. Me reviennent plutôt les images de nos voyages à Moscou au début des années 90. Puis à Sarajevo. Puis notre engagement commun pour le Rwanda. Et puis Poutine qu’il a été l’un des tout premiers à voir comme un autocrate. C’est ça, c’est cette part amicale et complice qui, de loin, domine.

Mais sur Soljenitsyne, l’Irak ou Sarkozy, tout de même…

Ce furent trois points de désaccords. Mais en aucun cas des ruptures. Pour Soljenitsyne, je disais qu'autant l'auteur de l'Archipel du goulag était le Dante de notre temps, autant l'intellectuel, l'idéologue, pouvait devenir très con - et André l'avait mal pris. Quant à la guerre en Irak, il avait appelé à soutenir Bush alors que j'ai tout de suite été contre : mais sur l'idée que le monde arabe n'est pas voué à la tyrannie, sur l'idée que les droits de l'homme ne sont pas une idée européenne et qu'ils ont vocation à s'universaliser, sur le parti pris fondamental d'un internationalisme conséquent, nous étions d'accord.

Et Sarkozy qu’il a choisi en 2007, alors que vous souteniez Royal ?

Il a sincèrement cru que Sarkozy allait mener la politique que nous appelions de nos vœux, notamment à propos de la Russie. On en avait parlé en janvier 2007, au moment de sa décision de voter pour lui. Il se trouve que Sarkozy était un ami et qu’il l’est d’ailleurs toujours. J’étais d’autant mieux placé pour savoir qu’il ne ferait pas la grande politique droits-de-l’hommiste dont nous rêvions l’un et l’autre. Mais, encore une fois, le choix d’André fut un choix de l’intelligence et du cœur. Un choix de conviction. Et un choix, d’une certaine façon, courageux. De même que fut courageuse, un an plus tard, dans vos colonnes, sa décision de rompre avec une politique dont il ne partageait plus les choix.

Vous avez eu des combats communs, la Bosnie, le Rwanda, le Kosovo, la Tchétchénie, l’Afghanistan, l’Ukraine… Jamais de prise de position en défense des Palestiniens. Pourquoi ?

Si. Il était, comme moi, un partisan résolu de la solution des deux Etats. Mais il était sans complaisance avec le terrorisme et ce qu’il appelait la guerre contre les civils. Peu d’intellectuels furent aussi sensibles que lui à la guerre de civilisation qui traverse le monde de l’islam et dont la cause palestinienne se trouve être l’une des scènes.

Que restera-t-il de son œuvre ?

L’insistance sur la question du Mal et sur la nécessité de le regarder en face. La tradition philosophique a toujours fait l’inverse. Elle n’a cessé de se poser et de mettre au premier plan la question du Bien, du souverain bien, de la société bonne, etc. Lui a pris le parti inverse. Ce fut sa révolution.

Deleuze était très critique sur Glucksmann et les «nouveaux philosophes»…

Deleuze était leibnizien et nietzschéen. Ce qui veut dire que la question de la vérité n’était, à ses yeux, ni la plus noble, ni la plus urgente, ni la plus pertinente qui soit. André, lui, la mettait au premier plan. Une vérité inquiète et incertaine, dont il trouvait la formule chez Montaigne et Voltaire plus que chez Platon ou Hegel. Mais, tout de même, une vérité. Et une vérité qui était, à ses yeux, l’horizon jamais atteint mais, en même temps, indépassable de la quête philosophique. Philosophie goguenarde et relativiste, d’un côté. Philosophie, de l’autre, qui sait que le pire est là, tout proche, menaçant - et que seule une volonté de vérité inlassable a une chance d’y faire barrage.

Il voyait toujours le pire à venir, l’impensable, le danger et les cruautés. Pourquoi ?

Le spectre du nazisme le hantait. Les images de sa mère traversant l’Europe en feu en tenant par la main le petit garçon en colère qu’il était déjà. Quand on a vécu ça, on sait ce que c’est que l’horreur. On ne plaisante pas avec le Mal. On ne craint ni l’insolence ni, quand c’est lui qui s’impose, le politiquement correct.

Il aimait être à contre-courant, être le prophète qui crie dans le désert ?

Il n’en avait pas peur, en tout cas. Il savait que l’on pouvait être seul à avoir raison. Ou que le nombre ne fait rien à l’affaire et que la vérité rime rarement avec la victoire.

Aujourd’hui, on vous a fait le reproche d’être trop médiatiques. Parliez-vous avec lui de cette agit-prop, de ses effets et des temps qui ont changé ?

On lui a fait ce reproche dès ses débuts. Rappelez-vous la fameuse émission d’Apostrophes où les Français ont découvert sa rage, sa puissance de conviction, son étonnante beauté aussi, et son courage. Vieille histoire donc. Mais vous savez, peut-être est-ce le chagrin qui me fait parler ainsi, ou la nostalgie, mais je trouve, avec le recul, que cette agit-prop-là, celle qui le faisait injurier en direct tel hiérarque du Parti communiste, avait une autre allure que les petits remous d’aujourd’hui.